PLAN
L’exercice d’une pratique touristique ne va pas forcément de soi et nécessite dans bien des cas un apprentissage préalable. Lorsque cette pratique touristique s’exerce, comme le trekking, dans des destinations lointaines à forte altérité, et qu’elle s’appuie sur un certain engagement physique, l’expérience acquise ne suffit pas toujours. Il est souvent nécessaire de recourir à la médiation d’un guide issu de la société locale, pour permettre au touriste d’inscrire une pratique, acquise parfois de longue date dans son pays d’origine, dans un territoire lointain et non familier, dont il ne maîtrise pas d’emblée la métrique et les usages.
Le trekking, tel qu’il se pratique au Népal comme dans de nombreux autres pays du monde, peut être défini comme pratique de découverte touristique itinérante, au moyen de la marche à pied, de grands milieux naturels (montagne, désert, forêt) situés dans des espaces caractérisés par leur difficulté d’accès, leur éloignement des grandes concentrations touristiques et leur fort degré d’altérité. Il a pour particularité de mettre en situation de co-présence professionnelle (Blondy, 2010) un groupe de touristes et une équipe locale constituée d’un guide, d’un cuisinier, de sherpas [1] et de porteurs. Or, contrairement aux analyses courantes qui considèrent que la rencontre entre touristes et sociétés locales ne peut être que superficielle, foncièrement inégale et inscrite dans des rapports de domination et d’échanges principalement marchands, nous formulons ici l’hypothèse que l’interaction prolongée des guides de trekking avec des touristes venus du monde entier est source d’apprentissage de connaissances et de savoir-faire nouveaux, auxquels ils n’avaient guère accès dans le cadre de leur propre société. En ce sens, le trekking constitue pour les guides népalais une sorte d’école, qui leur permet d’élargir leurs « capabilités », au sens de « capacité à être et à faire » (Sen, 2003) [2], en favorisant la construction de leur capital spatial, entendu comme un « ensemble de ressources, accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société » (Lévy, 2003 : 124-125) et comme « un bien social cumulable et utilisable pour produire d’autres biens sociaux » (126). Il s’agit donc bien d’un capital mobilisable dans des activités productives ou de développement social, au même titre que les autres types de capitaux (économique, social, culturel) qui l’alimentent et qu’il contribue à faire fructifier. De même, potentialités et capacités accroissent la résilience des individus, c’est-à-dire leur capacité à surmonter les risques de l’existence, qui les rendent vulnérables et peuvent les faire plonger dans la pauvreté.
En identifiant les compétences spatiales acquises par les guides népalais durant leur activité professionnelle de trekking et en les rapprochant de la notion de « capabilité », nous analyserons leur mobilisation dans les stratégies individuelles des guides comme dans celles qu’ils mettent au service du développement de leur propre communauté.
Le trekking : une pratique touristique qui nécessite l’intervention de médiateurs issus de la société locale
Le trekking est une pratique touristique qui s’inscrit dans la filiation de la pratique de la randonnée pédestre, largement pratiquée dans les Alpes ou les Pyrénées depuis la seconde moitié du xixe siècle (Sacareau et Vacher, 2011). Sans être extrême, son exigence physique est supérieure, par sa durée et son intensité, à celle de l’excursion ou de la randonnée en moyenne montagne. Et si elle ne requiert pas la maîtrise de techniques particulières, comme c’est le cas pour l’alpinisme ou l’escalade, elle repose sur un certain engagement physique et psychologique, qui est d’autant plus grand que la région parcourue est isolée et peu développée, et sur la capacité à gérer un certain effort physique sur la durée.
Les touristes qui effectuent un trekking au Népal ont déjà, pour la plupart d’entre eux, l’expérience de la randonnée, qu’ils pratiquent dans leur pays, de façon individuelle, en famille ou dans le cadre de clubs. Ils ont acquis de cette expérience toute une série de compétences géographiques distinctives (Lapompe-Paironne, 2008), telles que la maîtrise des métriques propres à la marche en montagne (capacité à appréhender la distance par rapport au calcul des dénivelées ou de la distance-temps), ou la connaissance du milieu montagnard, de sa variabilité climatique, de sa faune et de sa flore. Ils savent s’équiper et s’alléger et sont la plupart du temps capables de lire une carte ou un topo-guide afin d’évoluer en autonomie.
Toutefois, la transposition de ces capacités dans un milieu différent, et présentant un fort degré d’altérité, ne va pas de soi. En Himalaya, pas de cartes suffisamment précises, ni de repères familiers. Toutes les échelles de références sont modifiées : distances plus grandes, dénivellations plus fortes, raideur des pentes, effets de l’altitude, écarts climatiques. Aux obstacles physiques que peut représenter le milieu himalayen à des citadins plus ou moins bien préparés à l’affronter, s’ajoute la difficulté à circuler dans un territoire étranger, dont le touriste ne maîtrise ni la langue ni les usages. De plus, l’absence d’infrastructures de base, la pauvreté structurelle et l’isolement des régions montagneuse obligent à randonner en autonomie, c’est-à-dire en transportant avec soi, matériel de camping et nourriture pour toute la durée d’un trek, ce qu’un touriste normalement sportif est difficilement en mesure de réaliser tout seul, sans porteurs ou animaux de bât.
C’est la raison pour laquelle les étrangers qui viennent découvrir l’Himalaya ont besoin de trouver au sein de la société locale des individus capables, non seulement de porter leur équipement et leur nourriture, de les guider au sein de ce milieu montagnard, grâce à leur connaissance du terrain, leur utilisation des bons cheminements, la négociation des droits de passage et d’autorisation de camper auprès des villageois ou des autorités locales, mais aussi de les protéger contre les risques et dangers du chemin, et secondairement de leur donner accès à la culture des territoires visités. Grâce à ces intermédiaires, le touriste peut inscrire une pratique familière, acquise parfois de longue date dans son pays d’origine, dans un territoire non familier et lointain, dont il ne maîtrise pas d’emblée la métrique et les usages, et par là même élargir son capital spatial et culturel.
C’est ainsi que les ethnies montagnardes du Népal ont été recrutées pour servir de guides et de porteurs aux touristes, sur la base d’une légitimité qui s’est d’abord appuyée sur leur appartenance au territoire montagnard et sur leurs qualités physiques. Celles-ci ont été largement essentialisées par les alpinistes occidentaux au moment de leur conquête des grands sommets himalayens par la valorisation de la figure du Sherpa, montagnard courageux, fidèle et infatigable, tout en déniant à ces supplétifs la capacité à « aller devant », prérogative réservée au guide de haute montagne (Sacareau, 1997 et Raspaud, 2003). Ce n’est qu’avec l’ouverture du Népal à la pratique moins extrême du trekking dans les années 1970, que les Sherpas ont pu retourner à leur profit cette représentation, en offrant leurs services de guides à des touristes beaucoup moins expérimentés que les alpinistes qui les avaient précédés dans l’exploration de l’Himalaya. Ils ont alors pu faire prévaloir des qualités de force et d’endurance, qui leur donnaient une nette supériorité sur le terrain face à des touristes citadins plus ou moins bien préparés à des efforts de longue durée. Habitués à des métriques différentes, ces derniers se retrouvent bien souvent en trekking dans le statut de personnes faibles, inexpérimentées et maladroites, que les montagnards népalais doivent guider et protéger dans une nature étrangère à leur monde policé habituel.
Ces aptitudes physiques ne sont évidemment pas propres à un groupe ethnique particulier, comme les Sherpas dont on vante souvent les capacités « naturelles » à supporter l’altitude (Sacareau, 1997). Il s’agit en réalité de compétences quotidiennement mises en œuvre par l’ensemble des montagnards népalais dans le cadre des travaux agricoles, de la conduite des troupeaux, du grand commerce transhimalayen ou du portage salarié ou en compte propre : depuis leur enfance, ces paysans ont développé des capacités d’acclimatation à l’altitude, des qualités de force physique, d’endurance et d’agilité, ainsi que la connaissance du terrain et la capacité à s’orienter, à se mouvoir sur des terrains accidentés par tous les temps, à gravir de fortes pentes avec de lourdes charges, à franchir des torrents, etc. Toutefois ces aptitudes physiques ne suffisent pas, sans la capacité à comprendre les besoins des touristes et à y répondre.
Si les touristes sont pourvus d’un fort capital spatial issu de leurs pratiques touristiques antérieures, les montagnards népalais, bien que pauvres, n’en sont pas moins pourvus d’un capital mobilitaire (Ceriani, 2007) qui leur est propre, et qui explique leur implication dans l’activité du trekking. C’est en effet à travers la pluriactivité montagnarde et les mobilités qui les accompagnent, qu’ils ont fait l’apprentissage d’une altérité qui les a préparé à interagir avec les touristes étrangers. Le trekking s’inscrit dans un ensemble de migrations temporaires de travail, dont certaines les conduisent souvent très loin de leurs montagnes en Inde, dans les pays du Golfe persique ou à Singapour. Ceux qui se sont engagés temporairement comme mercenaires dans les armées britanniques ou indiennes ou dans les casques bleus, ont été partie prenante de la plupart des conflits militaires récents dans le monde. Ils y ont appris non seulement à faire la guerre, mais aussi à lire et à écrire dans une langue étrangère, à utiliser des moyens de communication modernes et d’une façon générale à se confronter à des lieux et des cultures autres. La multiplicité des référents culturels de plus en plus mondialisés auxquels ils se confrontent leur permet d’avoir une meilleure maîtrise de l’altérité, condition nécessaire à l’exercice du métier de guide de trekking, qui consiste précisément à gérer en permanence l’altérité. C’est ce qui leur permet aussi d’exercer un rôle d’autorité auprès des porteurs qu’ils recrutent pour porter matériel de camping, nourriture et sacs des touristes comme auprès de leurs clients fortunés. Bien que ces derniers, de par leur statut social élevé, soient souvent habitués à commander, lorsque le groupe est confronté à des incidents ou des dangers, comme l’arrivée du mauvais temps, un passage délicat à franchir, une maladie soudaine, un accident ou l’apparition des premiers symptômes du mal aigu des montagnes chez l’un des participants, ce sont les compétences du guide et sa connaissance du terrain qui l’emportent dans la prise de décision.
Ainsi, à côté de la légitimité de l’appartenance à un milieu géographique particulier, revendiquée d’abord par les montagnards pour justifier de leur emploi comme guides et porteurs auprès des étrangers, se construit progressivement une autre légitimité, celle de celui qui est capable de maîtriser la pratique de ce milieu et d’y initier le citadin. Cependant, la majorité des guides népalais se forme sur le tas et leurs connaissances sont encore jugées trop empiriques pour prétendre au statut de guide, matérialisé par un diplôme reconnu de niveau international par l’UIGM (Union internationale des guides de haute montagne). Actuellement, les guides népalais n’accompagnent les touristes que sur des itinéraires reconnus. Quant au marché des expéditions et des ascensions de sommets faciles, les trekking peaks, il est monopolisé par les guides étrangers. Cependant, le gouvernement, en lien avec les agences de trekking, s’efforce aujourd’hui de mettre en place des cycles de formation plus théoriques pour les guides de trekking et les cuisiniers, afin de sanctionner de façon officielle leurs compétences professionnelles. De même, la Nepal Moutaineering Association, avec l’aide de l’École nationale de ski et d’alpinisme de Chamonix a mis en place des stages de formation aux techniques alpines au Népal mais aussi en France, de façon à former les meilleurs d’entre eux au métier spécifique de guide de haute montagne. À ce jour, un seul Népalais a suivi jusqu’à son terme le long apprentissage pour obtenir le diplôme de guide de haute montagne de l’ENSA, permettant de mener des clients en montagne n’importe où dans le monde.
Des interactions prolongées, source d’apprentissages réciproques
Toutefois, ce qui se joue dans la pratique touristique du trekking, entre les touristes et les guides et porteurs qui les conduisent en montagne, ne se limite pas à des contacts de nature professionnelle. Le trekking s’inscrit dans un système de mobilité qui, on l’a vu, est particulièrement propice à la constitution d’un capital spatial et culturel. Il s’effectue par le cumul d’expériences mobilitaires, au sein desquelles l’interaction avec les touristes tient une place centrale. En effet, pendant plusieurs jours, voire plusieurs semaines, guides et porteurs mènent la vie itinérante du trekking en compagnie des touristes. Ils sont bien souvent les seuls habitants du pays que le touriste est susceptible de côtoyer étroitement et durablement. Ces particularités font du trekking au Népal une pratique touristique de mobilité riche en interactions sociales avec l’équipe de portage.
Il favorise des apprentissages croisés, qui diffèrent selon le statut de ces hommes dans la hiérarchie du trekking (Sacareau, 1997). Les plus intenses s’effectuent avec le guide et les sherpas qui marchent en permanence aux côtés des touristes. Les porteurs et les cuisiniers n’ont pas un contact aussi étroit avec les voyageurs, car ils obéissent à d’autres rythmes liés aux contraintes spécifiques de leur tâche (plus grande lenteur liée au poids des charges ou, au contraire, marche plus rapide pour préparer l’arrivée des trekkeurs à l’étape). De plus, ceux qui sont chargés de porter la nourriture quittent le groupe dès que leur charge est épuisée, si bien qu’ils n’ont guère le temps de nouer des relations avec les touristes. Au contraire, les sherpas ont pour tâche de veiller à ce que les touristes ne s’égarent pas et de les aider à franchir les obstacles qui s’offrent à eux, comme le franchissement délicat d’un torrent ou d’un pont suspendu. N’étant chargés que de leurs propres affaires, ils doivent pouvoir se rendre disponibles pour porter un touriste malade ou blessé.
La lenteur de la marche en montagne, les pauses et les repas, les difficultés et les aléas partagés du chemin favorisent une communication qui va au-delà des simples échanges fonctionnels sur l’itinéraire suivi et les conditions de la marche. Les conversations qui se nouent entre les touristes et leurs guides ou leurs sherpas sont l’occasion d’échanger sur leurs représentations du paysage, sur leurs conceptions de la vie et de la religion, sur les usages et coutumes de chaque société, et sur ses réalités socio-économiques. Elles sont pour le guide ou le sherpa un mode particulier d’apprentissage du monde, même si cette connaissance passe par le filtre forcément réducteur des individus et du comportement que le touriste étranger donne à voir à l’autochtone. Le trekking apparaît ainsi comme un espace-temps d’initiations réciproques, où la confrontation des regards et l’échange de savoirs savants, techniques ou empiriques, conduisent chacun à interroger les valeurs et les pratiques de sa propre société dans tous les domaines, politique, économique, social, culturel, et à les renforcer comme à les réévaluer.
De même, si les guides locaux donnent l’accès à la montagne et à une partie des règles de leur société aux touristes étrangers, dans le même temps, c’est aussi par leur intermédiaire que les habitants, sans contact direct et quotidien avec les touristes, peuvent avoir accès à l’univers de ces derniers et en avoir une certaine connaissance. Les guides jouent dans ce cadre un rôle essentiel de médiateur ou de passeur d’altérité. C’est par eux que passent les informations, mais aussi les valeurs, les croyances et les comportements des visités comme des visiteurs, dans un mouvement constant d’interactions. C’est le cas par exemple, de la diffusion locale de prescriptions concernant l’hygiène, la santé, l’éducation ou le respect de l’environnement, mais aussi d’interrogations de nature plus sociales ou politiques, telles que le statut des femmes ou celui des basses castes. Les guides ont donc une part de responsabilité dans l’impact que le passage de leurs groupes peut avoir sur le milieu local, car une partie de la connaissance que le touriste aura du Népal, et inversement que la société locale aura des touristes étrangers, passe par leur médiation. Et c’est aussi par eux que peut se faire, de façon plus ou moins harmonieuse, l’intégration du tourisme dans la société d’accueil.
Certes, la confrontation à l’altérité du touriste peut être source de perturbation et d’incompréhension. Cette position n’est pas facile à vivre pour l’individu lui-même et ne va pas sans provoquer des tensions au sein de sa propre société. Le commerce régulier avec les étrangers est tout à la fois source de prestige et d’anticipation de gains à venir, mais aussi d’inquiétudes, qui ont trait à la préservation des valeurs traditionnelles et au renversement potentiel des rapports hiérarchiques de pouvoir, de savoir et d’autorité au sein de leur communauté. De même, si la forte mobilité des hommes qui accompagnent les touristes en montagne leur permet d’échapper à certaines contraintes collectives (travaux agricoles, par exemple) ou à des obligations comme le mariage, cette liberté se paie parfois par la perte de la solidarité du groupe. Mais lorsque l’on accuse le tourisme d’imposer une confrontation brutale et dévastatrice à des sociétés locales dépourvues de toute initiative, on oublie trop souvent le rôle crucial et ambivalent de ces médiateurs. Tout en favorisant la pénétration du tourisme et de ses valeurs dans des sociétés traditionnelles, ils préparent ces dernières à les recevoir et à s’en approprier certains éléments, participant ainsi directement à leur recomposition socio-économique. Ils peuvent être ainsi comparés à des commutateurs qui, grâce à leur position à l’articulation du système local au système monde, permettent l’intégration à l’espace mondialisé de lieux qui, autrement, figureraient parmi ses angles morts.
Mais tout cela suppose de pouvoir s’exprimer et communiquer en anglais avec les touristes, langue dont la maîtrise s’avère discriminante parmi les guides et porteurs. Elle est devenue très vite un enjeu crucial d’apprentissage pour pouvoir progresser dans la hiérarchie du trekking. En effet, un simple porteur ou sherpa ne peut espérer accéder au statut de guide, s’il ne peut pas communiquer facilement avec les clients. Dans un pays où le système scolaire est défaillant ou inaccessible aux pauvres, le commerce avec les touristes apparaît comme le principal moyen d’apprendre l’anglais, langue des élites éduquées. L’apprentissage sur le tas de langues étrangères plus rares, comme le français, l’allemand ou le japonais, donnent en plus au guide une compétence particulière qu’il peut facilement valoriser pour trouver de l’emploi auprès des agences de trek qui accueillent ces nationalités.
Un catalyseur de « capabilités »
L’interaction prolongée entre les guides et leurs clients étrangers favorise donc des dynamiques sociales nouvelles auprès de populations, dont les opportunités de développement humain sont très limitées par les structures socio-économiques de leur société. Les guides sont à ce titre des acteurs majeurs de la transformation que le tourisme induit sur les territoires d’accueil. C’est leur capital mobilitaire qui a permis historiquement à l’ethnie des Sherpa de s’imposer dans le contrôle de l’activité de trekking. Simples migrants travaillant dans les plantations de thé de Darjeeling au début du siècle, ils sont devenus des auxiliaires précieux des alpinistes, qui non seulement les ont utilisés comme guides, mais aussi comme assistants, en les formant aux techniques de progression sur la neige et la glace. Ils y ont fait pour la première fois, au contact des alpinistes étrangers, un double apprentissage : celui d’une haute montagne, que n’approchaient guère jusque-là que les bergers et les caravaniers, et celui d’une organisation professionnelle hiérarchisée, qu’ils ont pu mobiliser au moment de l’ouverture économique du Népal, dans la seconde moitié du xxe siècle, pour l’adapter à une nouvelle pratique touristique émergente alors, le trekking (Sacareau, 1997). C’est ainsi que les Sherpas ont été les premiers, en dehors des membres de la famille royale népalaise, à ouvrir des agences de trekking du Népal dans les années 1960, avec le soutien de leurs anciens clients, mobilisant ainsi le réseau internationalisé des alpinistes occidentaux. L’investissement dans ce type d’entreprises se trouvait à la portée des paysanneries montagnardes car elle demande principalement de la force de travail et peu de capital financier (ibid.). Mais c’est grâce à la mobilisation de leur capital spatial et social, converti en capital d’entreprenariat (Blondy, 2010), qu’ils ont pu se lancer eux-mêmes, avec l’aide de leurs réseaux d’alpinistes occidentaux, dans la création d’agences de trekking ou d’hôtels et de restaurants. Ils ont été capables de développer une activité, dont les retombées sous forme d’emplois et de revenus ont permis de sortir de la pauvreté des régions de montagnes jusque-là marginales (région de l’Everest et de l’Annapurna). C’est donc bien plus leur capital mobilitaire et l’interaction avec les touristes, que leur ancrage à un territoire donné et les politiques publiques en faveur du tourisme, qui leur ont permis de contrôler cette activité, et d’en faire le levier de développement de leur région d’origine comme d’autres régions de trekking du Népal.
Enfin, les interactions sociales nouées en trekking alimentent le capital social et spatial des guides, qu’ils activent d’abord au sein des territoires traversés dans le cadre de leur activité professionnelle, mais aussi à l’étranger avec des effets retour au Népal. En effet, selon les circuits de trekking, les guides et porteurs arpentent des régions du Népal qu’ils ne connaissent pas forcément. Ils y nouent tout un réseau relationnel avec les habitants des régions traversées qui accueillent en camping les groupes de passage. En conduisant leurs clients vers les lieux-étapes aménagés par les villageois vivant sur les itinéraires de trekking, les guides se construisent un réseau d’obligés qu’ils peuvent activer en cas de besoin. Ces relations leur assurent prestige, pouvoir et échange de services. Le capital spatial alimente ainsi le capital social et inversement.
De même, ce capital social se développe à travers les relations amicales ou les formes de solidarité nouées entre certains touristes et leurs guides. Ces derniers sont fréquemment à la recherche de ce type d’interactions avec les touristes, où il s’agit moins de quémander de l’aide que de faire fonctionner le principe de l’échange de services, fondateur des relations sociales dans de nombreuses sociétés traditionnelles. L’accueil du client à son domicile en cours de trek ou au retour et le développement de liens amicaux supposent un retour, lorsque le guide trouve l’opportunité de se rendre à l’étranger (Sacareau, 1997). Malgré l’attente plus ou moins confuse de contreparties, ce type d’échanges n’exclut pas la spontanéité ni la sincérité dans les rapports humains. La durée d’un trek, les difficultés, les aléas, partagés en chemin, voire les accidents, rapprochent les hommes d’une façon qui n’est pas artificielle. En retour, les touristes devenus amis du guide n’hésitent pas à l’héberger gratuitement lors de son séjour, à lui faire rencontrer d’autres clients potentiels ou même à lui trouver un travail temporaire. De nombreux guides népalais profitent ainsi de leur invitation à l’étranger par d’anciens clients pour renforcer leurs réseaux et leurs compétences professionnelles, en travaillant par exemple comme cuisinier, ou en s’initiant à de nouvelles pratiques sportives comme le parapente, le VTT ou le canyoning, qu’ils cherchent à valoriser ensuite au Népal au sein de leurs agences de trekking.
Enfin, les relations interpersonnelles nouées par les guides avec des touristes étrangers peuvent avoir des effets plus durables à l’échelle, non plus seulement de l’individu, mais à celle de sa communauté. En effet, bon nombre de projets de développement, réalisés à l’initiative d’anciens touristes établis dans les grands centres urbains de l’Europe, des États-Unis ou du Japon en relation avec des guides, ont vu le jour dans des vallées reculées, palliant les insuffisances d’un État défaillant. Les petites ONG montées conjointement par des guides et d’anciens touristes se sont multipliées tout particulièrement dans les régions touristiques comme le massif de l’Everest ou la vallée de Katmandou.
La question des apprentissages réciproques qui se nouent entre les touristes et leurs guides permet ainsi de revisiter la problématique du développement local. Bien sûr, l’acquisition d’un capital spatial et sa mise en œuvre ultérieure dans des stratégies de développement ne relèvent d’aucune règle mécanique. Pour des raisons qui sont propres aux individus, ou qui sont liées à des contraintes socioéconomiques ou à des blocages culturels ou politiques, l’acquisition d’une « capabilité » comme d’un capital spatial, ne garantit pas que ce dernier soit transformé ensuite en compétences mobilisées à des fins productives, et que soit enclenché un processus de développement économique. Il faut également qu’il existe des opportunités, être au bon endroit au bon moment, pour que l’individu puisse réaliser ses projets. Cette précaution mise à part, nous pouvons établir le fait que les apprentissages rendus possibles par l’interaction prolongée avec les touristes, peuvent dans certaines conditions être mobilisés par les sociétés locales, afin d’améliorer leurs conditions d’existence et celles des communautés auxquelles ils appartiennent.