Tourisme et apprentissages, “L’apprentissage temporel de la ville…”

PLAN

Introduction

Le tourisme induisant un déplacement – donc la distance d’une réalité à une autre –, il existe un assez large consensus pour le présenter comme l’illustration d’un environnement non ordinaire. Les expressions utilisées pour le caractériser s’articulent le plus souvent autour du champ sémantique de l’inhabituel : univers du hors-quotidien, expérience extra-ordinaire, environnement non familier (Cohen, 1979 ; Knafou et Stock, 2003 ; Amirou, 1995). Pensé comme l’envers du monde familier, le tourisme est alors un changement de décor et d’habitudes, une ouverture à des univers plus ou moins inconnus, inédits ou nouveaux. Il illustre ainsi une forme d’irrégularité dans le cours des événements en ne renvoyant pas à des sensations habituelles ou courantes. La pratique touristique témoigne donc de la difficulté de faire appel de bout en bout du voyage à des savoirs préalablement incorporés. L’automatisme des faits et gestes cédant la place à la nécessité d’évaluer l’environnement, la pratique des lieux et les aménités, dans la diversité de leurs fonctions, de leurs localisations et de leurs symboliques, appelle un ensemble de compétences où l’agir spatial est en jeu. Il s’agit de se repérer et s’orienter dans la ville, univers de signes et texte à déchiffrer (Barthes, 1970 ; Urbain, 1991), de savoir gérer les distances, les accès en transport et les systèmes socio-techniques afférents, d’établir et prioriser ses choix, etc. La relation aux lieux peu connus, voire complètement inconnus, peut s’effectuer dans une autonomie choisie et ainsi conduire à apprendre par soi-même, mais aussi éventuellement être aidé par des supports adéquats pour éviter que la pratique du hors-quotidien ne se transforme en mésaventures pénibles. Ces différentes compétences sont le résultat d’un ensemble varié de dispositions qui impliquent des variables liées à l’âge (les capacités physiques à se déplacer), aux revenus (le recours à des services marchands), aux biographies voyageuses (Ryan, 1998), mais aussi des apprentissages dépendants des expériences pratiques. Ainsi, « pratiquer des villes contribue à la connaissance de la ville et facilite l’exploration de nouvelles villes » (Lévy, 2003 : 126). C’est alors un rapport transformé au territoire par des mobilités plus fluides et répétées, témoignant d’une relation à la ville qui passe par des formes d’initiation et d’apprentissage. Roncayolo (2003) parle, à ce sujet, de trajets urbains qui sont à la fois des enseignements et des découvertes, de soi comme du territoire. L’objectif de cette étude est de comprendre les logiques d’apprentissage du territoire urbain à travers l’acquisition de ressources et l’expression de désirs renouvelés. Nous nous focalisons sur la métropole parisienne, territoire touristique fortement historicisé mais géographiquement limité (Fagnoni et Aymard, 2002), et sur un groupe de touristes voyageant dans le cadre d’un tour-opérateur où les marges d’action individuelle sont grandes. Le choix de ce type de profil permet d’étudier une population relativement homogène en termes d’âge, de sexe et de revenus, tout en laissant ouverte la connaissance préalable du territoire visité. Les questions principales que nous soulevons sont les suivantes : quels sont, pour ces touristes, les vecteurs de l’apprentissage des lieux parisiens ? Quel est le rôle d’imaginaires généralement associés au patrimoine historique dans la découverte des territoires ? Les choix spatiaux traduisent-ils des dynamiques d’individualisation de la pratique touristique ?

Profils des touristes et environnement de voyage

Données générales

La métropole parisienne n’occupe pas une place anodine ou banale dans le paysage des destinations européennes et mondiales, en constituant une force d’attraction majeure en termes d’images et de flux touristiques. Depuis longtemps parmi les premières destinations touristiques dans le monde, elle a attiré 27 millions de touristes intra-muros et environ 44 millions à l’échelle régionale en 2006 (OTCP, 2007). Paris s’est progressivement constituée, au moins depuis le xixe siècle, en s’organisant principalement autour d’un espace central historique qui, toujours aujourd’hui, se révèle un puissant attracteur des populations de passage (Simon, 2010).

La configuration de voyage étudiée s’inscrit dans le panorama des voyages de groupe à Paris [1]. Sa particularité est toutefois de conjuguer un fort degré d’encadrement potentiel et une liberté de mouvement. En effet, ce tour-opérateur a pour principal avantage d’offrir un cadre de voyage flexible, en mesure d’apporter à la fois un niveau de services suffisamment important pour cadrer le voyage avec la possibilité de s’en distancer, tout en restant dans une configuration classique dans le programme de visite. Le tour-opérateur est finlandais et transporte environ 300 000 personnes annuellement (ce qui le place dans les premières places du marché finlandais). En termes de flux, Paris constitue la deuxième ville la plus importante en Europe après Rome, bien qu’elle représente une part très mineure dans l’ensemble de destinations proposées dans le monde. Les touristes ont à choisir une durée qui est modulable en fonction des formules « week-end » (3 jours), « grand week-end » (5 jours) et « semaine » (7 jours). La clientèle tend globalement à se répartir équitablement sur l’ensemble de ces durées mais avec des variations selon les périodes de l’année. Les hôtels sont situés dans le quartier des Grands Boulevards, à proximité de l’opéra et des grands magasins. Classés « trois étoiles », ils correspondent à un niveau de bon confort qui est relativement répandu à Paris. Les classes d’âge se situent sur un intervalle qui va de 40 à 60 ans. Le niveau de vie correspond à des classes moyennes voire moyennes supérieures. La répartition par genre est légèrement déséquilibrée au profit des femmes. Concernant le nombre de personnes composant le voyage, les données varient selon les saisons, surtout l’été où les familles sont nombreuses. En hiver, davantage de personnes viennent à Paris pour des raisons qui sont professionnelles (salons, foires, etc.) ou pour des événements spécifiques (par exemple, suivre des courses hippiques ou des compétitions sportives). Le printemps est davantage une période charnière où se mélangent ceux qui voyagent avec des intérêts clairement touristiques et d’autres qui sont plus hybrides (associant des activités professionnelle et touristique).

Niveau d’encadrement et programme proposé

En termes d’organisation et de contenu du voyage, le tour-opérateur offre un haut niveau de services, mais dont une partie est optionnelle, et un contenu qui propose la visite des hauts lieux du tourisme à Paris (dont la décision appartient, là aussi, au touriste). Un ensemble de temps et de documents spécifiques sont dévolus à l’accompagnement physique et cognitif des touristes, notamment lors du transfert entre l’aéroport et l’hôtel et pendant une réunion d’information le jour de l’arrivée. Ils reçoivent une brochure informative et ils peuvent consulter, librement et à tout moment, un classeur disponible dans chaque hôtel avec de nombreuses indications sur la ville. L’ensemble est chapeauté par la présence de l’encadrant principal (appelé « destination manager ») de façon presque continue par téléphone et régulièrement par les permanences qu’elle effectue trois fois par semaine dans les différents hôtels. Outre cet encadrement potentiellement fort et donc mobilisable en fonction des besoins de chacun, le programme de visite est classique [2]. Les excursions sont proposées en option et libre à chacun de les choisir, partiellement ou en totalité, selon son appétence, son budget (elles sont payantes) et la durée du voyage. La dimension classique est lisible dans les visites à Versailles et au musée du Louvre, qui sont tous deux des hauts lieux du tourisme culturel. Le « tour de ville » offre un circuit qui serpente dans le Central Tourist District (Duhamel et Knafou, 2007) et qui fonctionne comme une présentation d’ordre général de la ville, au moins dans sa disposition géographique et paysagère. Les circuits proposés suivent toujours les mêmes arrondissements et plus ou moins les mêmes artères, traversant ainsi Paris au travers de ses éléments les plus visibles. En définitive, l’homogénéité de ces touristes est déterminée par la structuration minimale obligatoire fournie par le tour-opérateur : un vol aller-retour pour Paris, un hébergement parmi un ensemble de plusieurs hôtels de gamme moyenne, le transfert aller et retour entre l’aéroport et l’hôtel, un groupe provisoirement constitué à certains moments, la présence de concitoyens à l’hôtel. Cette homogénéité est aussi déterminée par un cadre temporel assez restreint, les deux tiers des touristes voyageant cinq jours ou moins. Elle est également déterminée par un cadre budgétaire défini a minima (même aux tarifs les plus bas, il appelle un budget minimum, environ 350 euros pour trois jours) où l’âge et le niveau social, globalement assez élevés, postulent a priori un pouvoir d’achat qui, s’il n’est peut-être pas extensif, n’est pas complètement réduit. Le niveau d’encadrement, élevé mais potentiel, joue à la manière d’une sécurisation qui peut être activée selon les besoins, et qui colle à une tranche d’âge où la recherche de confort et d’agréments est davantage notable qu’à 20 ans. Partant, il y a là un niveau minimal moyen qui figure un socle commun. Néanmoins, l’aspect potentiel des services et du programme proposés permet de combiner plus individuellement, selon ses moyens financiers, ses désirs ou ceux des autres, une configuration de voyage plus personnelle et qui est plus ou moins en mesure de se détacher de l’assise initiale. Il y a ainsi une labilité possible dans les pratiques des touristes face à l’encadrement fourni.

La méthodologie développée pour l’étude de cette configuration de voyage est celle d’une enquête qualitative combinant des entretiens semi-directifs (à la fois avec 29 touristes du tour-opérateur et 3 encadrants). La découverte de la ville est ici à la fois reconstituée, par les entretiens, dans le cadre d’un récit sur l’expérience que vivent les touristes et les encadrants : comment racontent-ils leurs rapports aux lieux, leurs choix spatiaux et la hiérarchie des différents temps d’agréments dans leur programme de visite ?

Une différenciation temporelle des lieux touristiques

Les espaces touristiques emblématiques possèdent une force d’attraction sur les pratiques des enquêtés, mais avec une attention et une intensité inégales. Le nombre de visites de Paris module l’occupation des agréments touristiques : resserrant les pratiques sur les sites emblématiques la première fois, elle élargit le champ d’investigation à mesure que s’opère la connaissance des emblèmes de la ville. Prenons pour exemples trois enquêtés qui tous voyagent seuls pour une durée d’un grand week-end (cinq jours, du jeudi au mardi, soit quatre jours plein), durée intermédiaire laissant a priori une marge temporelle pour prévoir différentes activités. Leur nombre de visites diffère cependant : Mme V (53 ans) vient pour la première fois, Mme M (58 ans) pour la seconde fois et M. Y (37 ans) en est à sa troisième visite. Si l’on choisit ici des occurrences de visites temporellement proches et non de plus grands écarts, c’est que ce niveau de répétition permet déjà une lecture de pratiques différenciées, donnant ainsi la mesure de comparaisons plus distendues dans le temps.

La logique de validation de la première visite

La visite de Mme V est globalement marquée par une hiérarchisation des choses à faire et à voir et une projection simultanée de l’idée d’un retour pour compléter les éléments relégués hors du programme. Cette priorité, dans ce long week-end, s’explique par la nécessité d’arbitrage car l’espace parisien ne peut véritablement se visiter sur un laps de temps si court. Cette hiérarchisation se comprend aussi parce que la programmation n’est généralement pas complètement chargée en ne remplissant pas l’ensemble de la journée. Cela se traduit par une concentration des visites sur quelques sites ou lieux jugés caractéristiques (généralement un ou deux par jour) et la question est de savoir lesquels. Sachant qu’on ne souhaite pas faire du voyage une course contre le temps dans une logique de remplissage, quels choix faire ? L’enquêtée explique sa conduite par une occupation qui consiste :

À voir les grandes choses, les grands monuments […] je n’ai eu que quelques jours ici, donc j’ai voulu voir les plus grands [sites], ce dont j’ai entendu parler. C’est un peu un passage obligé mais ça m’a toujours intéressée de les voir, parce que, eh bien, ce sont des choses que… je me suis toujours dit : “j’aimerais bien voir la tour Eiffel, le Louvre”, parce que, c’est comme ça, vraiment, et vraiment… personnellement, l’art et l’architecture et… la culture, c’est très important pour moi donc, je veux voir ces endroits.

L’attrait est le produit double d’un intérêt pour soi comme d’une détermination extérieure dont il n’est pas simple de saisir les proportions. Cette relation entre l’expérience première et la direction donnée aux pratiques vers des lieux emblématiques et communs de la sphère touristique a néanmoins sa soupape : l’imagination d’une prochaine visite ou d’une projection dans une temporalité plus labile. C’est là l’émergence de pratiques davantage tournées vers la culture parisienne et les événements qu’elle produit en propre, divertissements comme formes ludiques a priori moins spectaculaires tels le shopping et des promenades plus hasardeuses (qui sont néanmoins réalisées mais qui n’apparaissent pas comme l’« ordre du jour »). La projection est une manière de conserver avec soi un hypothétique programme de ce qui est laissé en suspens ou qui a été investigué de façon plus subsidiaire. S’il est possible d’approcher les différents espaces de la ville, tant touristiques que délestés d’une telle connotation a priori, c’est dans une perspective de retour.

La souplesse de la seconde visite

Le cadre de cette seconde visite permet de souligner les différences opérées dans les pratiques de la ville. Mme M revient à Paris une année après un premier voyage dans la métropole parisienne. Comparons ces deux voyages : le premier est marqué par un ensemble de priorités (la tour Eiffel, l’Arc de Triomphe, le Louvre, Versailles, etc.) dont le caractère de nécessité est net : « ce sont les endroits qu’un touriste doit voir quand il visite la ville ». L’enquêtée justifie de telles priorités par son attachement à la culture française et à ses emblèmes. Deux logiques peuvent être tirées de ces propos et qui agissent comme cadres actifs des conduites : l’idée d’une densité des lieux potentiels de visites et qu’il est nécessaire de voir. Le caractère multiple des visites dans un intervalle de temps limité est ici producteur de contraction et d’un souci de bonne application du programme acté, dont l’effet est d’altérer une pleine sérénité. En comparaison, la seconde visite est vécue dans une plus grande décontraction mentale et le sentiment d’une moindre imposition. La revisite suscite le sentiment d’une urgence moindre et une souplesse dans la programmation qui ouvre facilement aux possibilités de changement. La programmation est flexible et se réalise au fur et à mesure du voyage qui, en conséquence, se révèle plus léger et laisse davantage de place au repos (moins de stress, de prévisions, des phases de repos élargies). Ce retour dans la destination ne constitue pas, pour autant, le passage d’un espace de visite à un autre tel que l’on pourrait délaisser les lieux « monumentaux » au profit de lieux moins marqués. Le programme reprend pour partie celui de la visite initiale mais de façon plus réduite, avec l’ajout de quelques sites. L’envie explicite de revoir des sites s’explique par l’effet de gigantisme que produisent les figures « monumentales », accentuées par la différence avec l’expérience urbaine en Finlande. Mais si des visites peuvent être refaites, c’est néanmoins dans des conditions différentes, en laissant de côté les visites guidées proposées, dans le cadre d’un projet plus personnel qui entend élargir l’attention à des formes plus quotidiennes et non nécessairement « caractéristiques ». Mais c’est aussi parce que les conditions changent – le sentiment de l’urgence s’amoindrissant – et permettent par exemple de voir le Louvre en deux jours contre une journée la première fois, ou parce que le regard prend, avec le temps, plus justement la mesure d’un édifice. Outre cette logique de l’approfondissement où le regard préalablement initié est censé vérifier plus intensément l’aspect remarquable d’un site ou d’une œuvre, c’est aussi la nouveauté des lieux, par exemple délaisser le musée d’Orsay pour celui de l’Orangerie, comparativement plus confidentiel. C’est aussi se rendre dans des endroits plus anodins (mais toutefois prescrits par le guide) tel le forum des Halles, pour en saisir le gigantisme. Il s’agit donc à la fois de revoir mais différemment, par un regard plus aiguisé. Le désir individuel trouve une affirmation plus évidente et le sentiment d’agir en rapport avec une conscience collective s’amoindrit logiquement. Le fait de revenir une seconde fois permet d’évaluer plus pertinemment les parcours et donc d’optimiser la programmation en recoupant les sites. Il y a là une dimension liée à l’apprentissage, non seulement dans l’appréciation progressive des espaces-temps spécifiques de la ville, mais dans ses infrastructures propres. Celles-ci servent également à maximiser les trajets et les visites en modulant avec plus de facilité les différents moyens de transport et les localisations spatiales des agréments désirés. Tout se passe comme si la seconde visite permettait une plus grande individualisation du rapport à la ville dans la valorisation assumée de ses désirs et les ressources cognitives, en traitant avec davantage d’efficacité l’information et les réseaux urbains.

La troisième visite, entre extension spatiale et interstices dans la ville

Quel est l’impact d’une double récidive – en termes de nombre de visites – dans le rapport à la ville ? M. Y, l’enquêté, est jusqu’ici venu consécutivement d’une année sur l’autre, visitant majoritairement, lors de sa première visite, les grands sites touristiques. Ce fut, lors de la seconde, des lieux ou des œuvres préalablement appréciés mais néanmoins dans le cadre d’un rythme global plus lent et contemplatif. On retrouve ici le mouvement rétroactif vers les sites et les œuvres jugés importants dans une logique de scrutation plus fine, et une programmation plus légère et flexible. C’est une transformation du rapport cognitif aux éléments de la ville, en portant son regard sur des œuvres ou des sites déjà vus, mais dans une préhension plus fine de leurs singularités et une attention plus soutenue à la vie urbaine. On retrouve également la marque de la seconde visite comme expression plus forte de l’individualité dans une démarche plus affirmée de profit pour soi, en tirant parti de la ville par des pauses et la contemplation.

Une fois l’espace « monumental » touristique reconnu puis, secondement, revu et complété, la troisième visite est l’occasion à la fois de l’élargir et de l’affiner géographiquement. L’élargir d’une part, parce que l’espace touristique central, reconnu déjà deux fois ne suffit plus complètement à l’appétence de visite et l’on excède ainsi ses limites géographiques en allant par exemple à Auvers-sur-Oise voir « la tombe de Van Gogh ». D’autre part, dans un mouvement inverse mais répondant à une logique similaire de débordement de l’espace central dans ses lieux caractéristiques, il s’agit également de l’approfondir, en y examinant plus finement les particularités. C’est, par exemple, se rendre « sur l’île Saint-Louis, [à] l’endroit où vivait Baudelaire » ou, dans cette même démarche consistant à connaître la ville par la médiation de figures connues (« la rue Beautreillis [dans le Marais] où vivait Jim Morrison »). De même, M. Y, pour l’intérêt qu’il porte à la culture française, notamment la littérature, se rend dans les cafés et les restaurants qui ont autrefois accueillis les artistes, Les Deux Magots, Le Flore, La Closerie des Lilas (« parce qu’Hemingway y avait ses habitudes »), Chez Chartier (« car Lautréamont habitait à côté »). Ces exemples montrent le déploiement de l’intérêt vers des sites plus excentrés. Ce sont à la fois des espaces « monumentaux » mais en tant que sites « satellites » géographiquement éloignés, et des lieux plus diffus, spécifiés dans des rues et des immeubles où vécurent les figures du grand poète, du chanteur sulfureux ou des écrivains mythiques. Certes, ce mouvement conjoint de décentrement spatial (Auvers-sur-Oise) et d’affinement des cibles (les lieux personnels des grands hommes) pose, outre le déploiement dans des visites répétées, la question des dispositions individuelles qui constituent un cadre préalable aux conduites. C’est ici une appétence à la vie littéraire et artistique portée par des figures tutélaires et des lieux afférents, de l’immeuble où vécu tel personnage à la vie sociale des artistes dans les cafés. Plus largement, c’est une manière d’étendre les scènes des lieux « monumentaux » en les débordant et en les précisant comme cela se passe plus globalement dans la sphère touristique, lorsque l’on cherche à aller géographiquement plus loin ou à découvrir des à-côtés moins explorés dans les interstices des espaces fréquentés.

Ainsi, à travers ce panorama s’appuyant sur différents « parcours » de voyage(s) parisien(s), entre première et troisième visite, se lit une divergence, dans le temps, de relations tissées avec l’espace touristique central de Paris. Un autre aspect du rôle du nombre de voyage(s) parisien(s) dans la structuration de l’expérience urbaine est intelligible à partir des propos recueillis auprès des encadrants (responsable de la destination, guide-interprète attitré). Ils donnent la mesure de la modulation des imaginaires urbains de Paris selon les visites parisiennes déjà effectuées par les touristes.

Imaginaires urbains passéistes

Les discours des encadrants du tour-opérateur apportent un éclairage sur les modalités d’une expérience différenciée de la ville selon les biographies « parisiennes » des touristes finlandais. Leurs propos font apparaître, en effet, différents rapports au monde urbain selon que l’expérience est inaugurale ou usitée. Le premier cas requiert, pour celui qui présente et conseille, la nécessité d’une vue d’ensemble sur ce que constitue Paris : « avec un groupe qui vient à Paris pour la première fois, il faut rester généraliste » (Liisa, guide-interprète). Il convient d’agir à la manière d’un tableau synoptique visible en un seul coup d’œil et les interstices, les détails de la « toile », rentrent moins directement dans les préoccupations de ces « primo-arrivants ». Au contraire, le contact avec des clients plus accoutumés à Paris fait ressortir un discours d’un rapport, certes plus familier, mais surtout davantage attentif à l’actualité, soucieux de saisir ce qui fait l’attrait du moment. Ainsi, les enquêtés posent aux guides un registre de questions touchant à des formes – culturelles, gastronomiques, etc. – saisies comme inédites. La guide-interprète explique la différence de rapport dans l’attention digressive des touristes « revenants » (ou « repeaters ») aux lieux parisiens, passant de l’attirance vers les formes emblématiques au souci de l’événement et de la nouveauté. Ce ne sont plus les logiques de reconnaissance ou de validation de la première fois qui prévalent, mais celles de la connaissance et du renouvellement. D’une relation liée au commencement et attentive aux formes « élémentaires » de l’espace touristique parisien (ostensible, remarquable, etc.) se substitue une curiosité à la novation sur la base de voyages répétés.

Ce glissement vers des aspects moins intemporels et plus contemporains contraste avec les polarisations des touristes novices qui confondent la partie immergée et stéréotypée des images circulant sur Paris avec les formes tangibles de la vie urbaine. Cet attachement – à la fois « visée intentionnelle vers » et difficulté de se « dés-assigner » en quelque sorte – est producteur d’une déréalisation des aspects concrets des modes de vie parisiens. Les formes culturelles, la diversité ethnique, en bref, le cosmopolitisme semble absent des imaginaires qui ne se sont pas encore confrontés physiquement aux espaces sociaux de la ville. Cette face « traditionnelle » est sous-tendue par des références culturelles et artistiques datées qui ressortent le plus souvent des années d’après-guerre jusqu’à la fin des années 1960, dans l’indifférence du « contemporain ». Les années 1960 apparaissent ici comme un marqueur fort de l’imaginaire collectif. Ce n’est pas tant l’éventuelle conjonction entre des parcours de vie et un registre de références classiques : nombre d’enquêtés qui ont aujourd’hui la soixantaine ayant vécu leur adolescence au moment des années 1960, donc avec un ensemble d’images qui auraient peu bougé chez ces touristes. C’est surtout, aux dires des encadrants, la diffusion et la réception de la culture française en Finlande qui semblent avoir été relativement circonscrites d’un point de vue temporel et référentiel. Il y a la constitution et la persistance d’un imaginaire qui n’est plus spécifique à Paris mais qui touche la France dans son entier, à un moment où son influence – l’après-guerre – (mais déjà déclinante) tient encore dans la cohérence des récits qu’elle propose de sa splendeur via le prestige des Arts et des Lettres, entre figures intellectuelles marquantes et place dominante de la littérature dans le champ artistique. Sans développer plus avant des questions qui touchent aux transformations (profondes) de la culture, l’imaginaire de Paris apparaît condensé dans un bloc temporel et un univers relativement stable, lequel s’assouplit néanmoins lorsque la connaissance pratique des lieux s’élargit à force d’effectuation.

Conclusion

L’apprentissage des lieux résulte ici d’une inscription progressive et répétée des faits et gestes : l’inconnu, graduellement, se dévoile et se trouve en passe d’être connu et il est, en quelque sorte, réductible à des catégories du connu. C’est une connaissance progressive d’une ville acquise à force d’effectuation, à la manière de Bergson parlant de certains de ses trajets dans l’espace urbain :

Je me promène dans une ville, par exemple, pour la première fois. À chaque tournant de rue, j’hésite, ne sachant où je vais. Je suis dans l’incertitude, et j’entends par là que des alternatives se posent à mon corps, que mon mouvement est discontinu dans son ensemble, qu’il n’y a rien, dans une des attitudes, qui annonce et prépare les attitudes à venir. Plus tard, après un long séjour dans la ville, j’y circulerai machinalement, sans avoir la perception distincte des objets devant lesquels je passe. (Bergson, cité par Lahire, 1998 : 86)

Malgré les limites de cette étude (le profil national et sociodémographique freine la généralisation du propos), l’enseignement tiré est le suivant : au contact du temps, l’attraction de l’hyper-centre perd de sa force en tendant à se diluer dans la ville. En effet, le nombre de séjours et les visites répétées diffractent et décentrent les pratiques en enrichissant progressivement la relation à l’espace, dans l’envie plus prononcée de capter une atmosphère, par un registre de lieux qui se densifie, une urgence de visite qui s’amoindrit… C’est une programmation plus labile et effectuée in situ qui émerge afin de construire un rapport plus singulier à l’espace urbain. De la même façon, la relation aux éléments relevant du tourisme de masse se distend – parce qu’ils sont déjà vus, reconnus, visités – en se fondant graduellement dans les multiples agréments de l’urbain. Le facteur temporel est alors déterminant pour pouvoir vivre une expérience touristique composite qui permette à la fois de répondre aux exigences sociales des formes institutionnalisées et aux visites pour soi. Cette transformation du rapport au territoire par la « temporalité » est corroborée par un ensemble de travaux, notamment Cooper (1981) qui a montré la modulation de la hiérarchie des visites par la durée du séjour (la visite se décentre progressivement de la zone touristique au profit de l’ensemble du territoire). Cazes et Potier (1996) parlent également d’une prédominance temporelle pour les visites culturelles et historiques et, pour les visites suivantes, d’une recherche d’intégration plus forte avec les habitants. Enfin, Freytag (2008) a souligné comment les « repeaters » (ceux qui reviennent, mais à partir de quatre ou cinq visites) pratiquent différemment la ville par des parcours au-delà des circuits du tourisme de masse et par un souci de s’approcher d’une vie urbaine résidentielle.

Cette place de la « temporalité » dans les pratiques urbaines de Paris peut-elle se lire sous l’angle d’une plus grande familiarité aux lieux ? Cette question renvoie à des discussions en cours, notamment chez des géographes, qui considèrent que la fréquentation de différents lieux transforme le rapport à l’ailleurs et au chez-soi, et développe des compétences spécifiques. C’est dans ce cadre que Vester (1997) parle d’un « habitus touristique » et Stock (2003, 2004) avance l’hypothèse d’un « habitus mobilitaire » : le premier vise l’acquisition de compétences à partir de pratiques touristiques récurrentes, le second souligne une nouvelle manière d’habiter les lieux du monde (l’ailleurs et le quotidien sont transformés) où s’exprime un savoir-faire avec les lieux (Ceriani, Knafou et Stock, 2004). C’est aussi une question posée par Tarrius (2000) qui observe des groupes d’individus confrontés à différents territoires de circulation et la manière dont les identités et les altérités se recomposent. Il montre que certains sont amenés à bricoler « précisément à partir de leurs expériences circulatoires, des identités métisses entre univers proches ou lointains » (Tarrius, 2000 : 7). Si cet auteur ne vise pas spécifiquement l’expérience du voyage touristique, il soulève l’apprentissage des compétences dans des univers travaillés par des formes nouvelles du mouvement qui redéfinissent, pour certaines populations davantage migrantes ou voyageuses, de nouveaux rapports identitaires aux territoires et un questionnement renouvelé sur les catégories de l’« étranger ». Il reste néanmoins que la manière dont s’acquiert précisément les compétences sociales et urbaines est à caractériser finement et constitue un programme de recherche qui pourrait se résumer dans une formule lapidaire : comment s’incorporent les données des environnements urbains dans les corps et les mentalités des voyageurs ? De façon inversée, quels sont les contextes de socialisation spécifiques qui prédisposent à mieux maîtriser les territoires de circulation et les nouvelles formes sociales de rencontres, les différences et les situations d’entre-deux ?

Références bibliographiques

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Notes
[1] Le développement relativement continu des flux touristiques à Paris repose, en partie, sur une croissance du tourisme de groupe (APUR, 2001). Cette enquête estime qu’environ 27,5 % du nombre de séjours réalisés en Ile-de-France sont organisés par un professionnel du tourisme, dont la part la plus importante est le collectif formé par les tours-opérateurs (65 %), largement devant les groupes scolaires (12 %), les groupes de retraités (7 %) et les groupes d’entreprise (6 %). Les touristes étrangers y sont largement majoritaires (environ 82 %), car nombre de touristes français qui voyagent à Paris sont hébergés par des tiers ou s’organisent seuls. Si le poids des voyages organisés diffère selon l’origine des touristes (majoritairement des pays développés), plus la provenance des touristes est lointaine, plus le recours à un intermédiaire pour réserver son voyage est fréquent (ibid.). Au final, un quart des touristes à Paris voyagent par le biais d’un intermédiaire et, pour l’essentiel, dans le cadre d’un groupe. Les circuits restent globalement marqués par des courtes durées et des polarisations sur les lieux emblématiques du tourisme, dessinant un tableau assez « institutionnalisé », même si des marchés moins connus et alternatifs aux parcours classiques existent (Sallet-Lavorel, 2003).
[2] Urbain (2005) a précisé cet aspect « classique » du patrimoine : outre le patrimoine événementiel (foires, salons, festivals, congrès, etc.), il y a celui qui est référentiel, à savoir le patrimoine paysager, historique, monumental, architectural, ethnographique, classé et muséal, lequel est très présent à Paris, destination touristique ancienne (Csergo, 1995 ; Prochasson, 1999).

Pour citer cet article
Gwendal Simon, « L’apprentissage temporel de la ville : espaces urbains dévoilés et cadres de l’expérience touristique élargis », dans G. Brougère et G. Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du colloque de Villetaneuse (16-17 mai 2011), Villetaneuse, EXPERICE – Université Paris 13, [En ligne], mis en ligne le 02 février 2012. URL : https://experice.univ-paris13.fr/actes-coll01/simon/
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