PLAN
Pratiquer la randonnée pédestre signifie avoir acquis un ensemble de gestes efficaces pour répondre à une demande, à un plaisir envisagé à partir du quotidien. Ces gestes peuvent être des mouvements corporels (allonger la jambe, s’équilibrer, respirer) tout autant que des « synthèses corporelles » (Warnier, 1999), caractérisées par l’usage d’un objet ou d’un outil (chaussures, tentes, bâtons, réchaud, etc.). Le geste demande que le corps soit soumis (assujetti) à un apprentissage non seulement efficace, mais signifiant. L’efficacité endosse des valeurs sociales (maîtrise, performance, sauvagerie) qui disent quelque chose [1], en l’occurrence, et très succinctement : « le randonneur est un héros moderne qui ne s’est pas fait dénaturer par l’urbanité [2] ». Or, ce dire se dit par le corps qui a appris. Une personne qui souffre durant la marche, qui abandonne ou qui ne se fait pas plaisir, n’est pas un « vrai » randonneur, il n’exprime pas « la vérité » de la randonnée. Car ce qui sanctionne la syntaxe physico-symbolique de la randonnée est le plaisir. Il scande les chemins, les bivouacs, les pique-niques, les douleurs surmontées, les paysages recherchés, les galères comme les rituels de souvenance. Il est la ponctuation de la phrase, il lui donne un début, un rythme, une lisibilité, et une fin. Il fournit une direction à l’usage du corps, identifie des objets et met en place des stratégies pour les manipuler. La recherche de plaisir est consciemment rattachée à tous les aspects de la randonnée, ce qui l’inscrit dans le champ d’un apprentissage des plaisirs. Je propose d’observer plus en détail la dynamique de cet apprentissage afin d’en dégager les effets et de faire l’hypothèse de quelques-unes de ses fonctions. Il me faut ici souligner que, si mon approche est anthropologique, elle revendique une inspiration psychanalytique, poursuivant en cela l’ambition maussienne d’étudier les articulations entre psychisme et social. Si Mauss en son temps dialoguait avec la psychologie, la psychanalyse me semble aujourd’hui tout indiquée de par sa compétence à éclairer l’intime intrication du corps et du langage, via le désir.
Je ne parlerai ici que d’un seul de mes terrains : le GR20, qui est un sentier traversant la Corse du nord au sud en passant par les crêtes de la chaîne montagneuse. C’est un sentier réputé difficile, car il est long et comporte des passages relativement abrupts. Les marcheurs que j’y ai rencontrés se déplaçaient en groupe d’amis ou de parents. Ils valorisent la question de l’autonomie, notamment en ne faisant pas appel aux services d’un guide et en transportant avec eux tout le matériel nécessaire à leur périple (nourriture incluse).
Apprendre
En termes psychanalytiques, on peut dire que l’apprentissage de la randonnée relève du passage du principe de plaisir au principe de réalité : il faut en apprendre un minimum sur le monde extérieur, sur la montagne, sur l’équipement sportif et sur son propre corps, pour que l’envie de randonnée soit réalisable et que l’expérience puisse avoir lieu. Cette nécessité d’apprendre pour que la randonnée soit possible, mais surtout bonne, plaisante, jouissive, se donne à voir dans l’attention permanente que les randonneurs portent à tout ce qui rate, à tout ce qui ne fonctionne pas, à ce qui manque, à ce qu’il aurait fallu faire. On assiste en effet sur le GR20 à une sorte de chasse aux défauts. Cette traque obsessive se motive de l’imagination d’une future marche, mieux maîtrisée, plus performante et confortable. Elle consiste donc à repérer des points où l’apprentissage pourrait être parfait (au double sens du terme). C’est dire que ce que l’on pourrait considérer comme des plaintes, des jérémiades (« j’ai mal au… ») est aussi une manière d’envisager un plaisir futur meilleur, plus entier, plus fort, plus conforme à un idéal. Le plaisir devient alors une sorte d’étalon de l’apprentissage, il va déterminer ce que l’on sait ou non, ou, pour le dire autrement, il va juger de la vérité de la phrase dite par le corps en marche. Un randonneur qui se fait plaisir a tout juste ; bon élève, son apprentissage est validé et récompensé. La plainte prend alors les allures du stylo rouge soulignant les fautes et encourageant l’impétrant à retourner à ses manuels… ou à se réorienter vers une autre modalité touristique (certains, après avoir abandonné une marche, diront : « La rando, c’est pas pour moi »). Il ne faut cependant pas oublier combien le plaisir peut aussi se glisser parmi les subtiles jeux scéniques dans lesquels les randonneurs expriment leurs sentiments, souvent en surjouant malicieusement plaisirs autant que plaintes.
Concernant ce travail de perfectionnement de l’apprentissage, notons trois registres particulièrement travaillés. Dans le premier, les randonneurs peuvent faire remarquer qu’ils ne se sont pas assez préparés physiquement, qu’ils n’ont pas su gérer leur effort (partir trop vite dans la première montée), ou qu’ils auraient dû prendre un jour de repos à tel ou tel moment de la randonnée. Il s’agit de préoccupations concernant un apprentissage moteur dont l’efficacité permet d’éviter les douleurs et les fatigues excessives. Dans le second registre, s’évalue le matériel utilisé (résistance, poids, entretien, confort, etc.). Enfin, peut s’engager une réflexion sur la pertinence de la destination touristique en fonction du plaisir que l’on trouve dans l’expérience présente. Soit un apprentissage de consommateur. Ces trois registres (motricité, culture matérielle, consommation touristique) sont des thématiques autour desquelles les randonneurs discutent, elles sont objet d’échange social. Dans ce cadre, ils décrivent leurs expériences et, ce faisant, ils les objectivent, les soumettent à une critique qui vise soit la répétition du plaisir – ou sa prolongation –, soit son amélioration. On aurait donc tort de ne voir dans cette chasse aux défauts que plainte ou mauvaise humeur, il s’agit surtout d’un travail social sur la recherche de plaisir.
Résumons : la randonnée pose d’emblée la question de l’apprentissage par le biais d’une économie du plaisir passant elle-même par une observation critique des déplaisirs, des manques et des ratés. On pourrait d’ailleurs s’attarder sur le fait que cet exercice critique est lui-même plaisant et qu’il peut contrebalancer, sur le coup, les déplaisirs qui viennent d’être vécus : faute avouée étant à moitié pardonnée.
L’importance du plaisir ainsi que les thématiques auxquelles il s’attache ayant été soulignés, entrons plus en détail dans cette dynamique d’apprentissage que sertit le plaisir. De façon schématique, considérons qu’arrive un stade où l’apprentissage débouche sur une efficacité satisfaisante. Je dis stade, mais je ne présume pas qu’il soit acquis à jamais, le plaisir étant une force variable pouvant être soumise à des crises. Ce « stade » – ou plutôt cette position – peut courir sur plusieurs années, comme n’être atteinte que durant un passage particulier du sentier (passage d’une crête, sentier boisé, etc.). Mon hypothèse est que dans ces moments où l’appris est efficace, le plaisir déroule un confortable écran d’oubli. Il semble effacer derrière lui les élaborations qui lui ont permis d’émerger. Au cœur du rituel, les randonneurs vivent un sentiment d’harmonie, ils éprouvent une facilité, voire un vide. Lorsque « tout marche bien », lorsque l’activité se déroule sans heurts, lorsqu’elle est marquée par une baisse de l’angoisse et que toute question trouve facilement une réponse (Où mettre mon pied ? Ici, puis ici, tiens essayons ici, puis sur cette pierre, tiens je vais respirer un grand coup pour passer ce rocher, ici je m’aide d’une main, hop, hop), et bien dans ces moments, comme le confirment les travaux de psychologie du sport, l’activité est marquée par une grande économie d’énergie. L’appris repose car il permet d’appréhender le monde avec facilité, de le lire et de s’y adapter sans angoisse ni doute – sans réflexion consciente. Cette aisance a pour corollaire un sentiment de légitimité. L’individu qui sait se mouvoir en un lieu est à sa place, il la remplit bien, il y est performant. Ses efforts sont récompensés (il a mérité son plaisir) dans la proportion où l’appris est légitimé (vérifié). Cette facilité de lire le monde et de s’y mouvoir débouche sur un sentiment de liberté, puisqu’effectivement la personne fait ici ce qu’elle veut, elle suit son désir [3], répond à sa demande, et par là se réalise en lui.
Ce qui m’intéresse ici concerne ce que cet oubli va occasionner. En cantonnant le plus possible la réflexion à l’apprentissage, le dispositif sportif vise à se prémunir de l’irruption du doute au moment de faire des choix. Il tend à transformer la réflexion – indispensable à tout apprentissage – en réflexe, ou, plus exactement, il fait du système corps-objet-désir une synthèse (Warnier 1999 : 27). Par ce processus, l’attention peut se déconnecter de l’immédiateté de la situation pour y gagner une acuité porteuse d’anticipation. L’appris crée de l’aisance, voire de l’avance. C’est d’ailleurs ici que peut s’inventer le geste génial du sportif : en reportant ce gain sur le jeu en cours, une maîtrise supplémentaire peut être acquise, et suite à des années de pratique, Zinedine Zidane marque en reprise de volée du pied gauche, à hauteur de ceinture.
Mais les randonneurs ne cherchent pas l’exploit sportif. Le temps gagné sur la réflexion instantanée n’est pas remis en jeu pour atteindre un geste improbable. Ils sont installés dans un effort long, dans le temps de la marche, rythmé par la respiration et par le bruit des pas. Le gain qui émerge de l’appris est dégusté sur une autre table, celle de la rêverie solitaire. Car les marcheurs donnent à la randonnée le sens d’une sortie du quotidien. Ils disent chercher à oublier leurs problèmes, à se détendre, à dépressuriser, à prendre une bouffée d’oxygène. Bref, ils cherchent une rupture. Et je crois que c’est ici qu’ils l’obtiennent avec le plus d’intensité, car par l’appris ils profitent d’un répit. Ils sont comme des poissons dans l’eau (métaphore de l’habitus chez Bourdieu). Dans l’effort même, ils s’engagent dans un monde confortable qui se déroule à la limite du conscient. Leur plaisir touche à un sentiment de complétude, sinon de béatitude. Sensation océanique : ils vont, et le monde désiré s’accomplit. Dans ce gain de temps, cet étirement, le désir s’accointe avec la performativité (Austin, 1970), car il peut un instant se prendre pour le créateur de ce qui lui arrive. Cette position est infiniment plaisante car elle est entourée d’un halo magique que révèle l’expression « faire le GR20 ».
Dés-apprendre ?
Peut-on alors dire qu’en ces moments de performance sans heurts se vit un désapprentissage ? Je crois être allé un peu vite lorsque j’ai écrit cela dans ma proposition de communication. Car justement nous venons de voir que le sujet soutient un repos par le biais d’une facilité à réaliser un effort. Il ne s’agit peut-être pas de désapprendre, mais de se situer dans un en deçà de l’apprentissage, de se lover dans la protection qu’il offre. Voyons pourquoi cette position ne serait pas un au-delà de l’apprentissage. Une lecture de Freud repérera un schéma évolutif qui irait de l’intensité des sentiments de plaisir et de déplaisir ressentis par le nouveau-né, à l’élaboration de sentiments adultes, plus variés et mesurés, prenant pour objets des motifs culturels. La maturation humaine consisterait à faire intervenir le refoulement de façon à canaliser une puissante demande d’omnipotence et d’omniprésence – de jouissance. Le refoulement jouerait comme garde-fou des excès de l’amour et de la haine en leur demandant d’apprendre les bonnes manières. Il y aurait donc une pulsion originelle, celle de la vie que veut le nouveau-né, une relation passionnée avec ce qui lui apporte du plaisir, ou, ce qui reviendrait au même, avec ce qui fait cesser le déplaisir, puis, au fur et à mesure de la croissance, l’élaboration de plaisirs moins primaires, plus occupés à des objets du monde environnant. Or ce que Lacan insiste à dire, c’est que Freud a démontré que le surmoi est responsable de la sublimation et que par lui s’obtient une jouissance désignée comme plus-de-jouir. Le refoulement serait donc un moyen particulièrement efficace de satisfaire une demande primaire qui n’existerait pas sans lui. De ce fait, le primaire n’est plus premier, car le refoulement fait naître la demande autant que ce qui lui répond (un apprentissage efficace). Satisfaction des pulsions et interdit ne s’opposent donc pas frontalement mais entretiennent des relations de conjonction-disjonction de façon aussi concrète que les faces de la bande de Moebius. Ce n’est donc pas parce que les randonneurs ne pensent pas à ce qu’ils savent lorsqu’ils s’en servent qu’ils désapprennent. Leur plaisir reste assujetti à un apprentissage. Nous évoquerons en conclusion la possibilité d’un désassujettissement.
L’appris serait ainsi une position où la socialisation, en l’occurrence l’usage de techniques du corps efficaces sur le GR20, mène à un plaisir personnel proche du sentiment océanique décrit par Freud. Or, lorsque l’on jouit, quelque chose est suspendu (l’apprentissage) et peut se vivre un transport. Les excursionnistes peuvent soit se laisser bercer par la marche et être absorbés par son rythme, soit en venir à penser à autre chose. Ce que l’on trouve empiriquement lorsque l’on vit avec les randonneurs, c’est qu’ils alternent moments de parole et moments de silence. Dans le flux de la marche maîtrisée, celle qui se passe sans faux-pas, cette alternance se vit aussi de façon intime. En marchant ils peuvent se taire et ne penser à rien, comme rêvasser, songer, monologuer ou réfléchir. Ils pensent à eux-mêmes, à tout et à rien, à quelqu’un d’autre, à des scènes. Ils fouillent des bribes de mémoire, ressassent, mûrissent, dialoguent. Ils ont devant eux une plage de temps pour « faire le point », comme ils disent. Un temps durant lequel ces bribes de mémoire vont les animer. Pour ce qui est du silence, ils atteignent à certains moments un état qu’ils énoncent souvent à travers les expressions « se déconnecter », « faire le vide », « tout oublier ». Ils sont le corps en marche qui sait marcher, et ils planent, s’enivrent de vide. Quant à la réflexion, il faut ici souligner combien la thématique d’un intérieur auquel on aurait accès lors de la marche est présente dans les discours. « Entrer en soi », « s’analyser », « faire le point », « faire son autocritique », son « auto-analyse », « penser à soi », sont des expressions qui décrivent ce qui se passe effectivement sur les sentiers. Les excursionnistes gambergent. Ils imaginent des choses. Je dis « imaginent » dans le sens où, réellement, des images passent par leur tête. Ils font des associations d’idées, bref, ils rêvent… et même cauchemardent. Le repos du corps dans l’effort crée un plongeon dans l’imagination. Mais n’allez pas croire qu’il n’y a que des rêves en rose, que c’est la « ballade des gens heureux » ! On pense beaucoup aux souffrances sur les sentiers, on pense à ses problèmes, à son patron, à son divorce ou à sa maladie. De façon plus ou moins contrôlée, il y a effectivement ici une rencontre avec soi : on se parle, ou ça parle. Il est intéressant de noter que ces moments sont souvent marqués par de brèves attitudes nostalgiques, par du vague à l’âme, voire par de la tristesse. Il y a là prise pour ce que l’on pourrait appeler, avec Mélanie Klein, de la dépression. Pour cette analyste, la dépression est une capacité qui permet au sujet de s’ouvrir au monde, de fissurer l’habitude, de réévaluer la façon dont il touche au plaisir. C’est en quelque sorte un exercice du principe de réalité. Une dialectique du moi et du monde.
Reprenons l’enchaînement du raisonnement. L’apprentissage mène au répit et au repos, qui mènent à la rêverie, qui mène soit au vide intérieur soit à une visite de soi, de sa propre vie, de ce que l’on aime ou n’aime pas, des plaisirs et des souffrances quotidiens. L’apprentissage de la randonnée déboucherait ainsi sur un travail du désir débordant le cadre de la pratique.
Retour au réel
Une précaution cependant : car le plaisir, ou plutôt la recherche de plaisir, il ne faut pas en avoir une idée trop idyllique. Un psychopathe se fait plaisir dans le crime qu’il a élaboré. Il faudra donc chercher quel type de plaisir les marcheurs poursuivent. Dans la mesure où ce plaisir apparaît au cœur d’un rituel, c’est-à-dire dans la mesure où il s’agit d’un plaisir collectif, on saisira un ethos culturel, une forme partagée de plaisir, un phénomène qui fait lien dans un type de société. La fonction politique de cette affectivité pourra alors être interrogée. Je veux en effet insister sur un point : il faut faire attention à ne pas considérer l’apprentissage comme bon en soi. Il faut être prudent, car il est de bon ton de connoter l’apprentissage de façon positive (ce que fait l’expression « j’aurais au moins appris quelque chose aujourd’hui »). Adapter son désir au monde, ce n’est pas forcément bien ou bon. S’adapter à un monde fou… c’est un sacré problème sociologique…
Je vais donc terminer en ouvrant ma réflexion sur une question de politique affective (Crapanzano, 1994). Pour ce faire, il faut présenter deux constats sociologiques. Le premier affirme que les randonneurs font partie de ce groupe restreint que l’on peut appeler les « dominants », dans une acception bourdieusienne. Ils détiennent un fort capital culturel, une formation scolaire plutôt haute, des revenus relativement élevés. Bref, ils font partie des 5 ou 10 % de personnes les plus riches au monde. Le second constat souligne combien les randonneurs vivent pour de vrai des images diffusées dans l’espace social par la publicité. Paysages, poses sur fond de nature, pique-nique sur un rocher surplombant, bain dans un ruisseau ou une cascade, contemplation d’une fleur, d’un animal, repos devant une tente au coucher du soleil, dégustation d’un Balisto en scrutant l’horizon… (Balisto, vous savez, les petites barres céréales dont le slogan est : « C’est ma vraie nature »). Tout cela, ils le vivent.
Je condense les deux remarques et j’obtiens l’idée que les randonneurs sont des bourgeois qui vivent un mythe urbain. Ils vivent une affectivité qui a été construite dans l’urbanité, par le système de production, par la société de consommation. Il vivent des images de bien-être dans la nature qui ont été produites par, et pour, Évian, Décathlon, Lafuma, Balisto, Garnier (Tahiti douche), Total, Auchan, Areva, Citroën et Renault (les publicités pour voitures utilisent plus souvent l’image de la nature que celle des embouteillages urbains). Ainsi, les randonneurs fourniraient par leur corps en marche la preuve que la modernité offre repos et harmonie avec la nature. Les corps en randonnée seraient une pièce idéologique qui affirme que le rapport capitaliste à la nature peut avoir une fin heureuse, comme dans la publicité. Dans ce que Debord a nommé la « société du spectacle », ils sont les stars dont la performance valide et rend agrégative l’idée que le rapport capitaliste à la nature est couronné de plaisir. En ce sens, malgré leur volonté de sortir de l’urbanité, voire de la critiquer, les randonneurs renforcent ce qu’ils fuient en fournissant un travail de reproduction sociale. La façon dont est vécu ce paradoxe demanderait une analyse propre.
Ceci dit, et pour conclure, les randonneurs rencontrent la nature pour de « vrai ». Or, dans ce vécu, elle ne ressemble pas toujours à l’image publicitaire. Les paysages peuvent être décevants, la marche douloureuse, le soleil brûler, la nuit être fraîche, la tente Quechua ne pas se déplier en un clin d’œil et le Balisto trois fois par jour écœurer. Sur les sentiers, on peut aussi se perdre, avoir faim, soif, se blesser ou avoir très peur. La mort y est d’ailleurs possible. Il y a ici une brèche que le rite peut ouvrir dans le mythe [4]. Par le corps, au croisement de l’appris et de la déception, peut avoir lieu une critique où l’acteur se retourne un instant sur l’imaginaire urbain qui le motive. Concrètement, on observe non seulement un travail du désir autour des thematiques définies ci-dessus, mais on assiste aussi au retour des motifs quotidiens que les randonneurs disent fuir. Le stress, le rapport à la consommation (conversation très présente), les relations de travail, les relations familiales, la vie affective, etc., sont revisités durant le repos permis par l’appris. Les sentiers deviennent alors un lieu où les acteurs réévaluent leur position vis-à-vis de la vie, leurs valeurs, leur image d’eux-mêmes ou celle de leurs proches. J’ai ainsi conversé avec des personnes pour qui la marche avait permis de faire des choix (ne pas être exploité au travail), de prendre des décisions (déménager), de trouver des solutions (à une mésentente de couple), de dédramatiser certains vécus (avec un membre de la famille), d’envisager des prises de position politiques (écologie), de nouvelles activités, etc. Et plutôt que de désapprentissage, il serait alors question de désassujettissement. Ici, l’apprentissage peut être réévalué en imaginant d’autres chemins d’accès au plaisir, d’autres syntaxes exprimant d’autres vérités. Dans cette possible critique de la mise en désir du monde, les objets d’attention changent et avec eux les stratégies pour en jouir.
Ainsi, l’apprentissage dans la randonnée pédestre comporte une double potentialité : celle de reproduire un rapport capitaliste à la nature, comme celle d’un travail de désassujettissement à son endroit.