Tourisme et apprentissages, “La socialisation des descendants de l’immigration algérienne …”

PLAN

Dans mon titre, j’utilise deux couples de termes presque synonymes : vacances/tourisme et apprentissages/socialisation. Les nuances existant entre chaque membre de ces deux couples se recoupent en partie : si j’hésite à utiliser la notion de « tourisme » à propos des pratiques que j’étudie, c’est notamment parce qu’au-delà des « apprentissages » explicites et intentionnels qu’on peut y observer, il semble intéressant de regarder les effets de « socialisation » plus diffus et moins conscients induits par des séjours de « vacances » pas forcément orientés vers des activités culturelles ni même balnéaires très développées. Le concept de « socialisation » doit être entendu ici, non pas dans son sens renvoyant à l’insertion d’un individu dans des relations sociales (la socialisation comme production de lien social), mais bien comme « l’ensemble des processus par lequel un individu est construit par la société globale et locale dans laquelle il vit, processus au cours desquels l’individu acquiert des façons de faire, de penser et d’être qui sont situées socialement » (Darmon, 2006 : 6). La socialisation renvoie donc ici à un apprentissage de manières de faire, de parler, de ressentir. Mais la notion de socialisation met davantage l’accent sur le côté diffus d’un tel apprentissage : alors que le terme d’« éducation » renvoie à des actions intentionnelles visant à inculquer des manières d’être, le terme de « socialisation » laisse plus de place aux apprentissages inconscients, diffus et non intentionnels.

La question qui nous intéresse aujourd’hui est donc de se demander quels différents types et quelles formes d’apprentissages peuvent être impliqués dans un cas particulier de séjours de vacances que sont les séjours passés dans le pays de naissance des parents pour des descendants de l’immigration algérienne.

Ma thèse porte précisément sur les formes et les significations de ces séjours. Je cherche d’une part à décrire les pratiques de vacances (mode d’hébergement, activités, sociabilités) et d’autre part à identifier le rôle que peuvent jouer ces séjours dans la socialisation de ces individus et dans la formation de leur identité sociale. Cette dernière ne renvoie pas qu’à des questions d’appartenance nationale (identité française vs identité algérienne) mais plus largement à l’ensemble des manières d’être, de penser, de sentir d’un individu. Mon matériau repose essentiellement sur des entretiens qualitatifs revenant sur l’ensemble des séjours de vacances passés en Algérie depuis l’enfance, réalisés avec des personnes nées en France de parents immigrés algériens arrivés pendant les Trente Glorieuses (N = 40) ; ces « descendants » d’immigrés ont des âges variés, allant de 18 à 48 ans. Ces entretiens sont réalisés majoritairement dans le lieu de résidence en France, dans la région lyonnaise, et pour certains sur le lieu de vacances en Algérie. Ces entretiens sont complétés par des séjours d’observation en Algérie, en particulier dans la région de Sétif.

Travailler sur les vacances passées dans le pays d’origine amène assez logiquement à raisonner en termes d’apprentissages mémoriels : il s’agit alors de regarder ce qui se joue de spécifique dans ces séjours. Mais les apprentissages induits par ces séjours ne sont pas forcément si spécifiques : plus largement, on peut s’interroger sur le rôle de l’espace-temps des vacances dans la construction de l’individu, dans l’élaboration de dispositions singulières, dans la fabrication de manières de faire, d’être, de penser, de sentir. Et si effets de socialisation il y a, dans quels sens se font-ils sentir : viennent-ils renforcer des dispositions déjà présentes ? Ou au contraire, viennent-ils les contredire ? Par ailleurs, à quelle échelle ces effets de socialisation se font sentir : observe-t-on des effets de socialisation spécifique, inculquant des dispositions utiles au retour régulier en Algérie mais qui n’auraient pas d’effet sur la vie quotidienne en France, ou bien ont-ils des conséquences plus durables ?

Pour clarifier et illustrer ces pistes de questionnement, je propose d’organiser mon propos en deux temps. Je présenterai d’abord les modes d’apprentissage les plus visibles car les plus intentionnels qu’on peut rapporter à des pratiques de tourisme identitaire. J’analyserai ensuite les effets de socialisation, les apprentissages non intentionnels observés ou décrits à propos de ces séjours.

La parole des anciens et les sites archéologiques : une reconstruction active de ses origines

Il peut sembler étonnant de commencer par la description et l’analyse de pratiques plutôt intentionnelles d’apprentissage tant elles contrastent avec l’image courante qu’on peut se faire des vacances passées dans le pays d’origine. Ainsi, on voit plutôt les vacances au bled comme des séjours passés dans la maison familiale, les vacanciers étant principalement écartelés entre les différentes invitations familiales à l’occasion des nombreux mariages célébrés l’été. Une représentation plus récente met l’accent sur le développement d’un tourisme plus balnéaire, entre baignade, jet-ski et fast-food, parfois boîte de nuit, des séjours davantage marqués par le sceau de la consommation autorisée par le différentiel de niveau de vie entre la France et l’Algérie. Mais ce n’est que plus rarement que ces séjours sont présentés dans le discours général – mais aussi de fait dans l’enquête – comme du tourisme culturel. D’ailleurs, quand je présente les différentes formes prises par ces séjours, j’expose généralement cet aspect en dernier. Mais il me semble ici plus logique de commencer par cette forme d’apprentissage car elle est la plus explicite, met directement en jeu la question identitaire et emprunte des voies assez variées selon les individus. Je vais vous présenter dans cette partie différentes façons qu’ont les individus de poser explicitement la question de leurs « origines » au cours de leurs séjours en Algérie.

« Soit t’as des valises, soit t’as un sac à dos » : l’importation de pratiques touristiques cultivées en Algérie

À nouveau, je commence par le cas le plus extrême, le plus proche de la représentation du touriste cultivé de classe moyenne-supérieure. La citation du titre émane de l’entretien réalisé avec Kamel. Kamel a 40 ans, a fait des études d’histoire jusqu’en maîtrise et a tenté les concours de l’Éducation nationale. Il est aujourd’hui guide touristique à Paris et a publié en Algérie un livre sur l’histoire de Sétif, la ville dont ses parents sont originaires. Jeune, il est très peu parti en Algérie. Ce n’est qu’à sa majorité qu’il part découvrir ce pays :

La première fois que je suis allé en Algérie – le voyage initiatique – j’y suis allé en vélo par exemple, de Saint-Priest, descendu jusqu’à Marseille en vélo, ça avait une importance symbolique […] en tout cas, en 1993, ce qui est intéressant c’est que je suis un vrai touriste dans le sens où je vais dans les Aurès avec un sac à dos, et des gens m’accueillent sur place, m’hébergent […] là j’avais le guide bleu, un vieux guide bleu, de 1986, j’utilisais ça. Je visitais, j’étais jamais saturé ! Chaque année, j’essayais de préparer, voir ce que je pouvais visiter […] la majorité des gens de Lyon qui vont en vacances à Sétif, ils n’ont pas de guide bleu ou de guides, ou de cartes. […] En gros, soit t’as des valises, soit t’as un sac à dos ! […] Si t’as un sac à dos, c’est que tu veux de l’autonomie ! C’est pas pour transporter des affaires […] alors que l’image dominante, pour l’Afrique du Nord, c’est les grosses valises ! En fait, tu voyages mais c’est pas du tourisme.

Dans cet extrait, on voit comment la dimension identitaire du voyage est mise en avant explicitement par l’utilisation des termes « initiatique » ou « symbolique ». Et le voyage prend la forme de celui du jeune touriste de classe moyenne supérieure, armé d’un guide bleu (très haut placé dans la hiérarchie culturelle des guides touristiques) et d’un sac à dos plutôt que d’une valise.

Le cas de la fratrie Chouag est à cet égard tout aussi intéressant. Famille de sept enfants ayant grandi dans un petit village de l’Ain et qui ont presque tous suivi des études supérieures assez poussées (Master de littérature, de langues appliquées, d’anthropologie), les Chouag ne sont pas souvent partis en Algérie dans leur enfance. S’ils n’ont globalement pas des souvenirs très positifs de ces rares séjours, ils ont tous eu envie – une fois la trentaine passée – de retourner en Algérie, mais seuls, chacun de son côté. Faiza, la cadette, exprime ce questionnement commun :

C’est pour ça que je te parlais d’un changement de direction vis-à-vis de tout ça, parce que Samia est allée faire son mémoire en Algérie, par rapport à ce peintre-là pour trouver des informations. Louisa qui veut faire son stage là-bas dans une assoc’ de femmes [pour un Master 1 d’anthropologie] […] Ce sera à Alger je crois. Karim qui est retourné en vacances là-bas aussi une année, Jamila qui est partie en vacances aussi là-bas, et ça c’est pas vieux tu vois ! Tout le monde commence à y retourner ! Hamed y est retourné aussi, tout seul […] ! Chacun, on a une histoire avec ce pays, et je pense que chacun a besoin d’explorer son truc, tu vois ? […] Ils sont allés à Sétif, après ils ont vu la famille mais je pense qu’ils avaient pas du tout envie de s’attarder non plus.

En effet, Hamed – le grand frère – raconte qu’il a surtout apprécié les moments où il était seul, à Alger (donc en dehors de Sétif, la ville familiale) à faire le tour des musées de la ville, ou dans les ruines romaines de Djemila.

Il s’agit surtout ici d’un tourisme solitaire, s’intéressant davantage à l’histoire nationale du pays qu’à l’histoire familiale ou locale. Parfois, cette démarche de tourisme identitaire va jusqu’à entreprendre des voyages dans d’autres pays venant compléter ce que Kamel appelle « l’héritage culturel » :

Jusqu’en 2000, je suis parti dans les pays du Moyen-Orient, pour compléter l’héritage culturel. C’est-à-dire : l’Algérie d’accord, l’Algérie c’est la France et c’est l’Orient, c’est deux mondes l’Algérie. Le côté France, franco-algérien d’accord, c’est en moi-même, mais le côté oriental, qu’est-ce que c’est ? J’essaie d’aller aux sources de tout ça, je suis allé jusqu’en Iran découvrir tout ça.

Ces touristes se situent dans la droite ligne de la tradition du Grand Tour où « les voyageurs cultivés doivent reconnaître ce qui a été appris de manière livresque » (Cousin et Réau, 2009 : 7-8).

« Moi c’est plus l’histoire du point de vue des acteurs, du point de vue individuel » : approche savante et mémoire familiale

Pour certains vacanciers, partis plus régulièrement dans leur enfance et ayant tissé des relations plus fortes avec leur famille d’Algérie, les séjours peuvent être l’occasion d’apprentissages sur l’histoire nationale vue à travers les témoignages de membres de leur famille. Ainsi Wahiba, 28 ans, doctorante en sociologie à Paris après un DEA en histoire contemporaine, et originaire d’un petit village du Rhône, a-t-elle particulièrement apprécié son premier séjour en Algérie hors saison, sans ses parents, il y a deux ans :

Avec ma famille de là-bas, on a parlé de plein de choses qui m’intéressaient aussi. Parce que vu que j’étais dans l’histoire, moi j’ai toujours été intéressée, j’ai toujours posé des questions autour de la mémoire de la guerre d’Algérie, etc., avec mes grand-pères, mes oncles, mes tantes et tout ça, et là c’était vraiment un moment privilégié parce que la veille de mon départ en fait, y avait toutes mes tantes maternelles qui se sont réunies à la maison. Je me suis dit : « Génial, j’vais poser plein de questions, elles vont me confier plein de trucs », j’ai enregistré, j’étais toute contente… Et donc du coup c’était vachement bien… sur leurs souvenirs de la guerre mais du point de vue de femmes dans le milieu rural, parce qu’elles étaient dans l’arrière-pays […]. Moi c’est plus l’histoire du point de vue des acteurs, du point de vue individuel qui peut amener des choses assez sensibles en fait, sur un grand événement qui appartient à l’histoire avec un grand H quoi […]. C’est aussi une manière de connaître ma famille quoi, en tout cas son passé ou sa mémoire.

On voit ici que non seulement le mode d’approche de l’histoire est mélangé entre apprentissage académique et transmission orale, mais la finalité même est à la fois d’en savoir plus sur l’histoire « avec un grand H » et de mieux connaître la mémoire familiale.

Une démarche à forte exigence en capital culturel ?

Dans les exemples précédents, on voit que ces démarches actives d’apprentissages sont surtout le fait d’individus ayant connu des scolarités plutôt longues, leur conférant des dispositions à ce type de pratiques touristiques. Et l’on pourrait allonger la liste du cas de Karima, 30 ans, enseignante en philosophie qui, durant son premier voyage en Algérie depuis quinze ans, insiste pour se rendre à Annaba voir les reliques de saint Augustin ; ou de Kader, Master 2 d’anthropologie, qui se passionne pour les ruines romaines de Timgad et de Djemila et pour les récits de généalogie familiale de ses proches d’Algérie.

Cela rejoint le constat de Giulia Fabbiano sur la mémoire familiale en migration (Fabbiano, 2009 : 57) : elle oppose la « maîtrise mémorielle » des uns à la « vague incertitude » des autres en l’expliquant par la différence de trajectoire sociale :

Les premiers sont, pour la plupart, des acteurs avertis de leur devenir, avec des parcours scolaires solides, professionnellement établis ou inscrits dans une démarche réelle d’insertion. Les seconds, en revanche, dans la majorité des cas, sont ou ont plutôt été en décrochage scolaire, ils ont fréquenté des filières courtes et sont sortis du système scolaire peu diplômés, avec des situations professionnelles instables, ayant parfois connu la réalité de la « galère » et de l’exclusion.

Certes, ce clivage apparaît également dans mon travail. Plusieurs des enquêtés ayant un bagage scolaire moins poussé que les cas précédents avouent sans complexe leur désintérêt pour les sites romains classés par l’UNESCO ou pour l’histoire ou la politique algérienne. Mais cela ne les empêche pas d’investir activement ce qu’ils voient comme leur culture d’origine. Plutôt que de se porter sur la culture légitime représentée par les sites archéologiques ou sur l’histoire nationale, leur intérêt va plutôt aller à la connaissance des traditions locales, culinaires, vestimentaires, musicales.

Le cas de Oualid, 23 ans, est à cet égard assez parlant. Il a obtenu un baccalauréat ES et a commencé des études d’AES puis un IUT qu’il a interrompu. Il souhaite aujourd’hui faire une formation de steward. Oualid connaît très bien l’histoire de ses parents, et précise tout au long de son entretien qu’il en parle souvent avec son père, qu’il lui pose beaucoup de questions à ce sujet. Ses séjours en Algérie sont aussi l’occasion d’évoquer la mémoire familiale avec sa famille sur place. Il porte un intérêt particulier aux traditions de sa région, proche de Sétif. Il prend ainsi un grand soin à m’expliquer des éléments de cuisine (à laquelle il participait pendant ses séjours l’été quand il était plus jeune) ou les traditions liées au mariage, que ce soit au niveau des robes des femmes ou des musiques qu’on y joue traditionnellement dans la région. Traditions dans lesquelles il aime à se replonger à chacun de ses séjours en Algérie. Ainsi, quand on lui demande ce qu’il a fait pendant ses vacances, sa réponse est invariable :

Rien de spécial, toujours comme d’hab’, Sétif, très famille. […] Et y avait la circoncision d’un de mes cousins à Sétif. Ça a chanté ! C’est tout. Rien de spécial, c’est juste ce que je voulais. De toute façon, moi quand j’vais en Algérie, c’est plus famille ! Je m’en fous un ptit peu des vacances entre guillemets.

Cet intérêt pour les traditions locales est nourri non seulement par les séjours eux-mêmes sur place, mais également par l’utilisation d’Internet : Oualid est un membre actif du forum du site Setif.info sur lequel s’échangent des informations sur les traditions locales (c’est ainsi qu’il s’est familiarisé aux différents types de robe de mariage) ou des anecdotes autour de la région. Il a découvert ce site en faisant une recherche Internet sur sa ville d’origine. Il me parle aussi d’un roman racontant cent cinquante ans d’histoire d’une famille algérienne :

C’est en regardant sur Internet, en tapant au hasard des fois, en tapant Chelghoum [nom de sa ville d’origine, près de Sétif], des fois j’aime bien regarder, je suis tombé sur ça, je l’ai acheté.

Pour d’autres jeunes, Internet est un outil qui vient compléter les séjours de vacances dans la construction d’une identité algérienne ou plus précisément « sétifienne ». Ainsi, Facebook est un lieu privilégié pour échanger sur les séjours passés ou futurs, et pour faire la connaissance d’autres « Staifi » (Sétifiens) de France. Sonia, 19 ans, élève de Terminale en série professionnelle, me raconte ainsi qu’elle a rencontré de nombreux « Staifi » par Facebook (à un moment, me dit-elle, tout le monde avait remplacé son nom de famille par l’adjectif « staifi » ou « staifia ») et qu’elle échange avec eux sur les expériences respectives de mariages au bled, sur les anecdotes de vacances comme les malentendus avec la famille algérienne ou les virées entre amis à la plage.

On remarque ici qu’il est simpliste de parler d’identité algérienne en opposition à l’identité française. Pour Oualid par exemple, il s’agit plus d’investir ses origines « sétifiennes » ou son identité « chelghoumienne » que le passé « algérien » de sa famille. Et pour Sonia et ses amis de Facebook, plus que l’appartenance à une communauté algérienne c’est l’appartenance au groupe des jeunes issus de l’immigration algérienne qui se construit ou se renforce sur une expérience partagée de séjours en Algérie.

Une prise de conscience individuelle

Ces différents types de démarche active de construction d’un rapport plus ou moins cultivé aux origines s’inscrit clairement, dans le discours des individus, dans une dynamique biographique spécifique : pour la génération la plus jeune, le tournant est souvent daté du passage à l’âge adulte, quand la possibilité est offerte de voyager seul, sans les parents. Ceux qui avaient l’habitude de partir régulièrement continuent à le faire, mais selon d’autres modalités (entre amis, hors saison, dans d’autres lieux comme les stations balnéaires) ; les autres préparent leur voyage comme un voyage un peu initiatique. Pour les générations plus anciennes, il semble que ce retournement s’effectue plus tard dans leur biographie. L’arrivée à l’âge adulte semble être davantage l’occasion d’« échapper » aux vacances en Algérie (surtout pour les garçons) : ils partent alors plutôt entre amis sur les plages d’Espagne ou du Portugal. Et ce n’est que plus tard, notamment avec la mise en ménage et l’arrivée des premiers enfants, qu’ils opèrent un retour vacancier en Algérie [2].

Ces cas de reconstruction volontaire des origines n’apparaissent pas dans tous les discours, et ne constituent pas non plus le but unique des vacances, même de ceux qui mettent en avant cette dimension. Ainsi, dans un groupe de jeunes vacanciers, le goût de certains pour ce qui est vu comme traditionnel peut être ouvertement moqué. Ainsi Imene, 25 ans, titulaire d’un baccalauréat professionnel, intérimaire, s’amuse-t-elle des activités de son amie de vacances :

Wouah, t’es une vraie blédarde toi ! Tu passes trop des vacances de merde. La meuf, elle va pas dire « ouais j’ai fait ça, j’ai fait ça, la plage et tout », elle va te dire « j’ai fait de la kèsra [galette algérienne] ! ».

Il serait donc erroné de s’arrêter là sur la description des apprentissages permis par les séjours en Algérie. Ou bien il faudrait rappeler leur place réelle dans les activités et les significations conférées à ces séjours. En effet, pour nombre de personnes rencontrées, l’intérêt des séjours en Algérie se formule de manière moins claire, les activités sont présentées comme assez limitées. Mais justement, au-delà des démarches actives de reconstruction des origines, les séjours en Algérie sont l’occasion d’effets de socialisation plus diffus, moins identifiés et moins identifiables, mais qu’il ne s’agit pas pour autant de négliger.

Le « bain culturel » : une socialisation de renforcement ou une socialisation contradictoire ?

Au-delà des apprentissages explicites, il s’agit donc de se demander ce qui est intériorisé pendant les séjours en Algérie. Ceux qui partaient enfants partaient souvent pour des longs séjours, pouvant aller jusqu’à deux mois, ce qui pouvait jouer d’autant plus fortement sur certaines de leurs dispositions. Ces effets de socialisation sont-ils alors contradictoires avec la socialisation dans la vie quotidienne (pour autant qu’elle-même soit homogène…) ou vient-elle la renforcer ?

Bien sûr, il est assez difficile de trouver des réponses satisfaisantes à ce genre de question tant il est délicat d’identifier concrètement des effets de socialisation, de voir comment – de manière non consciente – des manières de penser ou d’agir sont intériorisées dans certains contextes. Aussi, nous nous bornerons ici à la présentation de quelques indices et de quelques hypothèses provisoires.

Langue, religion, alimentation : confrontation au « même » et socialisation de renforcement ?

Une particularité des vacances en Algérie est que, même si elles se déroulent dans un autre pays que le pays de résidence, elles ne sont pas synonymes d’une totale altérité. Certes on y est confronté à une autre langue – mais qu’on a eu l’occasion d’entendre ou de pratiquer à la maison –, à une autre « culture » faite de traditions religieuses, vestimentaires ou culinaires autres que celles qui dominent en France – mais à laquelle on est également confronté dans son foyer, chez ses amis ou dans son quartier de résidence.

Les séjours réguliers en Algérie sont souvent présentés comme l’explication d’une certaine maîtrise de l’arabe, en complément de la pratique de la langue avec les parents, dans le quotidien. Pour les pratiques culinaires, le contraste n’est pas non plus présenté comme saisissant. Certes les ingrédients sont généralement vantés pour leur qualité, on mange plus de plats traditionnels mais ils sont souvent également préparés en France à l’occasion de fêtes ou de repas de famille. Les recettes sont aussi bien transmises pendant l’année en France, que pendant les vacances. Wahiba raconte ainsi comment sa voisine, originaire de la région de Constantine, a appris à cuisiner des plats sétifiens… dans le petit village du Rhône où elles habitent :

La semaine dernière, j’étais chez ma mère, on a fait un « sviti ». Y’avait une copine à ma mère qui vient de Constantine qui est passée. Alors on l’a fait ensemble et j’lui ai dit « tu viens de Constantine, c’est ça ? et vous avez ça chez vous aussi ? », elle me dit « nan, moi je l’ai découvert en venant habiter Bourg-de-Thizy ! ».

Pour la pratique de l’islam, les réponses sont plus ambivalentes. Si certains déclarent apprécier se retrouver en pays musulman, communier dans une pratique partagée de l’islam à travers l’appel à la prière ou le jeûne du Ramadhan, d’autres soulignent l’absence ou parfois la mise entre parenthèses de leur pratique religieuse pendant leurs vacances. L’explication de cette mise entre parenthèse est double pour Wahiba. D’une part, bien qu’en pays musulman, elle passe ses vacances dans une famille où la pratique n’est pas très poussée (elle présente ses cousines comme étant dans un « décrochage » par rapport à la religion) ; d’autre part, elle avoue que le fait de se trouver justement dans un pays musulman semble suffire à se sentir en accord avec sa foi, et ne nécessite pas de pousser plus avant la pratique.

Les effets présentés comme les plus marquants des séjours au bled de l’enfance portent donc sur la langue, mais aussi sur le comportement. Wahiba associe clairement le bain linguistique des vacances à un bain socialisateur plus large ayant des effets sur les comportements des enfants :

Ma mère, elle aime bien nous raconter ça, quand on discute de la difficulté qu’on a à retrouver la langue quand on va là-bas, elle fait « dans l’autre sens ça marche aussi », parce que mon petit frère était devenu un vrai petit sauvage ! Là-bas c’était aussi un peu la loi de la jungle aussi parce que du coup il devait se défendre un peu quoi. Et quand il est revenu en France, y a la maîtresse qui tope ma mère à la sortie de l’école et qui lui dit « Madame, il faut qu’on parle de votre fils, on a un petit soucis parce qu’il mord tous ses camarades. Il est complètement différent de ce que j’ai connu ». […] Et sinon y’avait une autre histoire, c’est un peu dans le même genre : ma sœur Anissa était partie en Algérie avec mes frères et sœurs, elle était toute jeune, pareil elle était en dernière année de maternelle, et en fait elle est revenue, elle parlait que arabe. Elle parlait que arabe à sa prof’ !

Il est intéressant de voir ici que l’effet socialisateur attribué aux vacances ne s’arrête pas à la langue parlée mais concerne aussi l’attitude à l’égard des autres enfants. Deux mères de famille (nées en France) m’ont ainsi confiée la difficulté de réadapter leurs enfants à la vie en France après un ou deux mois de vacances en Algérie. Selma (35 ans, trois enfants, BEP, mère au foyer) explique qu’à chaque retour de vacances, il faut bien un mois pour que les enfants reprennent le rythme de l’école et de la vie en France. Kenza (35 ans, trois enfants, baccalauréat technologique, directrice de foyer Adoma) s’amuse quant à elle de voir son jeune garçon de quatre ans tout juste rentré d’Algérie ne parler plus qu’arabe et détacher sa ceinture dans la voiture : « il se croit encore au bled lui », commente-t-elle amusée !

Si on voit ces effets immédiats sur les jeunes enfants, il est plus difficile de savoir dans quelle mesure ils perdurent dans le temps et contribuent à structurer les habitus des personnes concernées.

La confrontation à l’altérité : être un autre le temps des vacances ?

Même si la pratique de la langue arabe ou certaines pratiques alimentaires ne semblent pas radicalement en rupture avec la socialisation quotidienne en France, l’exemple des jeunes enfants souligne le cas d’effets de socialisation contradictoires ou en rupture avec les manières de faire du quotidien hors vacances.

Certaines personnes rencontrées mettent explicitement en avant leur goût pour les différences dans les modes de vie entre ici et là-bas. À l’image du touriste tel qu’il est analysé par McCannell [3] (in Butler, 2003), ils se plaisent à (re)trouver un mode de vie simple, modeste. Dormir sur un matelas jeté sur le sol du salon, prendre une douche avec de l’eau réchauffée au soleil, aller chercher l’eau au puits, etc. : les souvenirs anciens ou récents d’un mode de vie plus spartiate nourrissent les récits de vacances. Plus globalement, les vacances en Algérie nécessitent un « changement de logiciel » pour certains : en arrivant en Algérie, ils savent qu’ils ne peuvent pas y appliquer leurs règles de vie habituelles et qu’ils doivent être un autre, le temps des vacances.

C’est Abdel, un homme de 31 ans (baccalauréat technologique et DUT d’informatique) habitant Villeurbanne, qui résume bien la caractéristique marquante de ce type de vacanciers qui inscrivent leurs séjours dans une rupture en termes de mode de vie :

Comme j’aime bien le dire : quand tu vas en Algérie, moi c’que j’fais pour apprécier l’Algérie, c’est que j’vais pas avec mon logiciel français, j’vais pas en tant que Français là-bas. Je mets mon logiciel algérien et tout… Sinon, si tu viens en tant que Français, tu resterais même pas une journée là-bas, parce que y a rien qui va !

Toufik, 31 ans (niveau Bac, employé dans un taxiphone), souligne qu’en Algérie il n’a pas du tout les mêmes besoins en termes de sorties festives qu’en France, et apprécie passer du temps à ne rien faire de spécial, en famille. Il présente cette alternance de modes de vie tantôt comme une combinaison harmonieuse tantôt comme une schizophrénie :

Nous, on est à cheval entre deux trucs, donc on sait plus ce qui est algérien et ce qui est français, parce que moi j’ai grandi là-bas [France] et j’ai grandi ici aussi ! Donc je suis un peu dans les deux cultures. Par exemple, là tu te dis « je vais à la piscine », faut aller à la piscine où y’a que des hommes mais moi là-bas j’ai l’habitude d’aller à la piscine où y’a des femmes ! Des fois tu te demandes : jsuis où ? Est-ce que jsuis là ou jsuis là-bas ? Je pense comme ici ou comme ceux de là-bas ?

Kenza (35 ans, trois enfants, baccalauréat technologique, directrice de foyer Adoma) dit elle aussi être partagée entre deux identités, et a parfois songé à vivre en Algérie. Mais elle sait que cela lui demanderait « d’être une autre ». Elle ne pourrait pas vivre comme elle vit en France, avec le même caractère, les mêmes habitudes : « Vivre au bled, ce serait changer radicalement de vie pour moi ! »

Cette conscience d’être quelqu’un d’autre le temps des vacances, d’adopter une autre « mentalité » renvoie aussi nécessairement à l’altérité indépassable qui se révèle pendant ces séjours. Si les vacances constituent une sorte de parenthèse dans des manières de faire ou d’être, elles sont aussi le révélateur des habitudes acquises dans la vie quotidienne en France. Surtout, les vacanciers sont sans cesse renvoyés à leur qualité d’« autre », d’« étranger » par la population locale : même nés en France, ils sont désignés sous le terme « immigrés ». Et généralement, cette assignation identitaire intrigue en partie les vacanciers tant ils ont l’impression de passer inaperçus dans le paysage algérien. Mais leur hexis corporelle vient trahir leur socialisation « française » :

Je sais pas comment ils nous reconnaissent… pourtant des fois même on est habillée en robe arabe, on nous reconnaît ! J’ai souvent posé la question « pourquoi on nous reconnaît », on me dit : à notre démarche, la façon de nous tenir […] on nous reconnaît à notre façon de marcher… mais c’est vrai que là-bas… nous c’est speed, eux c’est plus tranquille. Je sais pas marcher doucement moi et puis eux ils ont le temps de faire les magasins, ils ont tout le temps de tout faire. (Mounira, 50 ans, quatre enfants, baccalauréat secrétariat, agent de sécurité sur autoroute)

« Il faut les habituer » : une visée éducative diffuse

Dans le discours des vacanciers, c’est davantage la rupture que la continuité qui est mise en avant : une adaptation est nécessaire, et reste toujours imparfaite puisqu’il est difficile d’échapper à l’appellation d’« immigré ». Se sentir à sa place pendant les vacances ne va donc pas de soi, et exige un certain apprentissage. Apprentissage diffus mais en partie intentionnel pour plusieurs parents quand ils parlent des séjours de leurs enfants.

Si les apprentissages exposés en première partie sont souvent présentés comme le fruit d’une initiative personnelle et rarement provoquée par les parents, les effets de socialisation s’inscrivent plus dans des pratiques de transmission intergénérationnelle. Ainsi, la raison couramment invoquée par les enquêtés pour expliquer la fréquence des départs en Algérie repose sur les habitudes acquises dans l’enfance. Soria (43 ans, trois enfants, opératrice de saisie informatique) explique par exemple l’importance d’habituer jeunes les enfants à partir en Algérie :

Faut pas se leurrer : des gamins qui sont jamais partis, ou qu’on emmène pas étant petits, en arrivant à un certain âge, ils vont pas vous dire « j’y vais » […]. Moi ça m’est resté l’envie comme ça d’y aller de temps en temps ! Mais je vous disais pour mes cousins – donc c’est les enfants de ma tante – ils ont dû y aller une fois, ils ont jamais remis les pieds alors qu’ils ont un superbe appartement.

Du coup, la fréquence régulière des vacances en Algérie constitue en soi, pour de nombreux parents, un mode incontournable de transmission du lien avec le pays d’origine :

C’est très important que mes enfants sachent… aillent en Algérie, voient leur famille et connaissent l’Algérie. Même pour les gens de ma génération, on le sait, quand tu les habitues pas jeune à y aller, après ils veulent pas y aller, et même ils rejettent cette partie d’eux-mêmes. (Karim, 43 ans, trois enfants, cadre B fonction publique)

Kenza propose une posture très volontariste par rapport à cette question : elle envoie souvent ses enfants en bas âge passer de longs séjours en Algérie, en compagnie de leur grand-mère (qui réside principalement en France). C’est d’ailleurs suite à un de ces séjours de deux mois que son plus jeune garçon ne parlait plus qu’arabe et détachait sa ceinture de sécurité dans la voiture. Sa sœur Myriam fait la même chose avec ses enfants et commente ainsi cette décision : « C’est bien, comme ça ils prennent l’habitude jeunes et après ils ont plus de problème pour y aller ! ». En fait, Kenza et Myriam (ainsi que l’ensemble de leurs frères et sœurs) avaient eu eux aussi l’habitude, enfants, de passer de longs séjours en Algérie, sans leurs parents. Elles gardent un souvenir positif de ces vacances au cours desquelles elles se sentaient véritablement intégrées dans leur quartier de Sétif.

Le contenu précis de cet apprentissage diffus, obtenu par la fréquentation prolongée et répétée du lieu de vacances qu’est l’Algérie (en fait plus précisément la ville, le quartier ou le village d’origine), n’est pas clairement explicité. Parfois, c’est la langue qui est pris comme objectif d’apprentissage décisif, d’autres fois c’est l’intensité des relations familiales. Mais plus généralement, c’est un goût plus flou pour le « bled » qui doit être transmis par ces séjours répétés.

Conclusion

Ma réflexion sur les apprentissages des vacanciers au bled tourne toujours, que ces apprentissages soient intentionnels ou plus fortuits, autour de la question identitaire : comment les séjours de vacances concourent-ils à forger, à renforcer ou à modifier, des manières d’être et une perception de soi, de son identité ? En quoi produisent-ils des assignations identitaires extérieures (de la part des Algériens) mais aussi des reconstructions actives par l’individu lui-même, ainsi que l’acquisition de dispositions propres au contexte de vacances en Algérie ?

C’est une des manières d’interroger la question de la socialisation vacancière dans la mesure où elle est plus facile que d’autres dimensions à aborder par le discours. Mais je ne pense pas qu’elle enferme la réflexion dans une problématique étroite de « sociologie de l’immigration ». Au contraire, elle invite à s’interroger sur la manière dont tout vacancier – en changeant de contexte et de rythme – est amené à adopter peut-être de nouvelles manières d’être et de faire. Jean Rémy avait d’ailleurs interrogé le tourisme dans la possibilité qu’il offre aux individus de prendre de la distance par rapport à leur rôle social quotidien. En tant qu’espace de secondarité, le lieu de vacances permettrait d’être temporairement un autre :

Les espaces de primarité sont ceux où se réalisent les activités structurant la vie quotidienne, tandis que ceux de la secondarité permettent d’être ailleurs. Ces derniers espaces sont importants parce qu’ils concrétisent la distance au rôle, condition de réflexivité. (Rémy, 1996 : 142)

La question non résolue est alors de savoir dans quelle mesure les effets de socialisation propres à l’espace-temps des vacances ont des conséquences durables dans l’espace-temps hors vacances.

Références bibliographiques

Beaud S. et Masclet O. (2006) : « Des “marcheurs” de 1983 aux “émeutiers” de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales HSS, no 4, p. 809-843.
Butler R. (2003) : « Relationships between Tourism and Diasporas : Influences and Patterns », Espace, Populations, Sociétés, vol. 2, p. 317-326.
Cousin S. et Réau B. (2009) : Sociologie du tourisme, Paris, La Découverte.
Darmon M. (2006) : La Socialisation, Paris, Armand Colin.
Fabbiano G. (2009) : « Mémoires familiales en question », Projet, no 311, p. 49-57.
McCannel D. (1976) : The Tourist, A new theory of leisure class, New York, Schocken Book.
Rémy J. (1996) : « Mobilités et ancrages : vers une autre définition de la ville », in M. Hirschhorn et J. M. Berthelot (dir.), Mobilités et ancrages. Vers un nouveau mode de spatialisation, Paris, L’Harmattan, p. 135-153.
Notes
[1] Nous employons volontairement le mot arabe bled (signifiant littéralement « pays ») tant il véhicule un imaginaire sur le pays d’origine des personnes issues de l’immigration maghrébine.
[2] Cette distinction entre « deux générations de 2e génération » (Beaud et Masclet, 2006) est encore à l’état d’hypothèse. Plusieurs facteurs peuvent cependant l’expliquer : l’Algérie des années 2000 est à bien des égards plus attractive que celles des années 1990 (nette amélioration des conditions de sécurité, développement d’une société de consommation proposant davantage d’activités de loisir aux vacanciers, évolution des mœurs vers plus de tolérance notamment pour les femmes et les jeunes filles).
[3] Selon McCannell le touriste chercherait à retrouver les structures démolies par la modernité, d’où l’idée de faire un voyage de retour vers son pays d’origine, que cela soit dans l’espace (autre pays) ou dans le temps (autre époque). Les voyages dans des pays moins développés permettraient de faire un voyage dans le temps, d’opérer un retour à la communauté (McCannell, 1976).
Pour citer cet article
Jennifer Bidet, « La socialisation des descendants de l’immigration algérienne pendant les vacances au bled : formes et processus d’apprentissages d’un tourisme spécifique », dans G. Brougère et G. Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du colloque de Villetaneuse (16-17 mai 2011), Villetaneuse, EXPERICE – Université Paris 13, [En ligne], mis en ligne le 02 février 2012. URL : https://experice.univ-paris13.fr/actes-coll01/bidet.html