Tourisme et apprentissages, “S’observer comme touriste apprenant”

PLAN

De la difficile mise en évidence des apprentissages

Si le tourisme n’a pas pour vocation d’enseigner ou de donner à apprendre, tout au moins dans ses figures les plus communes, cela signifie que l’apprentissage relève largement de ce que l’on appelle, peut-être improprement, « apprentissage informel », plus justement apprentissage en situation informelle (Brougère et Bézille, 2007) au sens où il se produit lors même qu’il n’y a pas de dispositif éducatif. Il s’agit d’un co-produit de l’activité non visé en tant que tel (Pain, 1990). On peut distinguer différents types d’apprentissages informels à la suite de Schugurensky (2007), des apprentissages dont on n’a pas conscience, apprentissages tacites dont certains sont appelés « socialisation ». Dans notre domaine, cela renverrait tout particulièrement à l’apprentissage de l’activité de touriste, la socialisation comme touriste et les compétences mobilitaires que cela suppose, aspect qui a fait l’objet de plusieurs communications lors de ce colloque et auxquelles je renvoie. On peut également y trouver des apprentissages fortuits, c’est-à-dire qui n’ont pas été recherchés mais dont on a conscience, et l’on peut évoquer ici les multiples apprentissages géographiques que l’on peut acquérir pour se rendre d’un lieu à un autre, sans que cela soit pour autant un objectif des vacances. Enfin, la trilogie des apprentissages informels selon Schugurensky se termine par des apprentissages autodirigés, là où le touriste cherche à apprendre sans pour autant utiliser un dispositif éducatif formel. Ce sont les informations glanées au cours du voyage, dans les musées, mais aussi dans la rue, en discutant avec des personnes rencontrées qu’il s’agisse des locaux ou des touristes.

Cet ensemble hétérogène d’apprentissages, qui ne semble avoir comme point commun que l’absence de dispositifs formels d’éducation, est difficile à appréhender. Comment repérer en effet des apprentissages dont certains ne sont pas conscients, qui se produisent dans le cours d’une autre activité, ici la pratique touristique ? Schugurensky (2007) souligne également le défi que représente la documentation de tels apprentissages. Le risque est de ne voir que ceux qui sont les plus proches du formel – les musées, le tourisme culturel –, en oubliant le plus fréquent, les apprentissages liés au simple fait de se déplacer, de rencontrer des personnes, de découvrir des lieux et des pratiques.

C’est pour permettre d’avancer sur cette question des apprentissages et surtout de leur mise en évidence que ce colloque a été organisé. Il a montré la difficulté de repérer de tels apprentissages, d’autant plus que pour beaucoup, apprendre renvoie à la situation scolaire. Il n’est pas facile de dissocier l’apprendre de l’enseigner, plus encore dans la tradition française qui, contrairement à l’allemande par exemple, valorise l’école comme lieu quasi exclusif de l’apprentissage légitime (Brougère, 2010a). Ainsi faut-il trouver des situations, des dispositifs qui permettent de voir ces apprentissages. Tel est le cas de la recherche sur le tourisme social que nous avons menée (Brougère, 2010b) et qui a donné l’occasion d’observer des populations éloignées du tourisme, permettant ainsi de mettre en évidence l’apprentissage du tourisme par participation à l’activité touristique. Mais si une telle situation permet de saisir comment on apprend le tourisme, elle ne permet pas de voir aussi facilement comment on apprend également du tourisme. Il importe donc de trouver des dispositifs permettant de résoudre au moins partiellement une telle question, d’où le recours à l’observation de soi.

La question de l’observation de soi

De façon à saisir la communication interculturelle dans le tourisme, Gavin Jack et Alison Phipps (2005) utilisent l’observation participante, allant dans différents types d’hébergement, rencontrant des touristes, visitant différents sites et racontant cette expérience de façon très personnelle, évoquant les communications qu’ils ont eux-mêmes développées dans différents contextes :

Rather than hanging about the island for a whole tourist season collecting data, we decided to act as “real” tourists in “real” tourist time. In other words we planned a holiday and spent the same amount of time on the island as regular tourists. We booked a number of different kinds of accommodation in different parts of the island and let ourselves be guides to particular attractions and tourist spots by the unfolding interactions of the holiday. (7)

Il s’agit de prendre la posture du touriste, d’être réellement touriste, ce qui n’est pas si fréquent pour l’ethnologue qui aurait plutôt tendance à prendre le point de vue de la population locale, plus conforme aux traditions ethnographiques, et s’éloigner ainsi de l’expérience touristique. De ce fait, l’ethnologue n’adhère pas au point de vue du touriste qui apparaît comme l’autre d’un ethnologue qui accepte plus volontiers d’être associé à la population étudiée. L’observation de soi implique que l’ethnologue se fasse touriste, « idiot du voyage » (Urbain, 2002), qu’il regarde le monde du côté du touriste, c’est-à-dire pratique une observation participante par participation à la pratique touristique. Dans cette position, la différence devient ténue entre l’observation des touristes et l’observation de soi comme touriste.

L’auto-observation par Jack et Phipps de leur séjour dans l’île écossaise de Skye est ici d’abord le moyen traditionnel de l’ethnographie réflexive, mettant en évidence comment la recherche se construit, et cela de façon détaillée, s’arrêtant par exemple longuement sur la question essentielle au touriste mais sans doute tout autant pour l’ethnologue : que prendre dans ses bagages ? « The practice of packing is a learned practice and one that, as a live performance, is always sligtly different depending on the audience we are imagining ourselves to be encountering » (2005 : 58).

C’est également une métaphore de la recherche elle-même, si l’on considère le bagage (théorique) que l’on emporte et le recueil de données que l’on rapporte. C’est aussi au premier sens que Hayano (1979) donne à la notion d’autoethnographie, de l’ethnographie de la communauté à laquelle on appartient, ici en un double sens, les ethnographes étant Écossais (étrangers à l’île) et touristes. Enfin il s’agit d’auto-observation ou autoethnographie dans le sens plus radical d’une observation ou ethnographie de soi-même : « I, Gavin, spent quite an uncomfortable hour lying at the edge of my new bed before going to the kitchen to make dinner » (96).

Mais cela ne constitue qu’un élément parmi d’autres, et sans doute pas le principal dans cet ouvrage :

First of all our praxis as “ethnographers” was an engaged and active part of the very exchange-based processes that it sought to study. We were very much participants as well as observers in that which we studied. We were both tourist ethnographers and ethnographer tourists. (7)

La posture autoethnographique semble donc bien adaptée à l’analyse du tourisme, ici à travers la question de la communication interculturelle, mais l’apprentissage n’est pas loin et peut se lire entre les lignes, avec la difficulté d’isoler l’apprentissage du touriste de celle de l’ethnographe.

L’autoethnographie s’est cependant développée sans lien avec la question du tourisme, sur des sujets « plus sérieux », impliquant des questions liées aux transformations fortes de la personne : « Autoethnography is an autobiographical genre of writing and research that displays multiple layers of consciousness, connecting the personal and the cultural » (Ellis et Bochner, 2000 : 739). Ces auteurs, parmi les plus actifs dans ce domaine, développent une vision postmoderne de l’ethnographie dans un texte qui pratique la mise en abyme et relève lui-même de l’autoethnographie en prenant la forme d’un récit. Si ce terme tend à s’imposer, d’autres termes sont parfois préférés [1]. La notion d’auto-observation (ou observation de soi) nous semble être moins ambiguë.

L’origine s’enracine dans l’évolution de l’ethnographie traditionnelle avec le passage de l’observation par un outsider à l’observation par un insider, ce à quoi renvoie la première apparition du terme autoethnographie (comme ethnographie de sa communauté ou d’un groupe auquel on appartient) chez Hayano (1979), puis au développement d’une ethnographie réflexive qui réintroduit l’observateur dans le paysage observé, attend de celui-ci qu’il révèle ce qu’il fait, ce qu’il pense dans une logique qui ne peut être totalement objective. Il n’y a plus qu’un pas pour être dans l’autoethnographie entendue comme ethnographie de soi-même : « Autoethnography epitomizes the reflexive turn of fieldwork for human study by (re)positioning the researcher as an object of inquiry who depicts a site of interest in terms of personal awareness and experience » (Crawford, 1996 : 167).

Ce courant s’appuie sur des transformations de la vision du soi et de la société et conduit à son terme l’évolution postmoderne d’une ethnographie qui commence par critiquer l’invisibilité de l’ethnographe, caché mais omniscient (Anderson, 2006 : 383), pour contester toute posture objective d’observateur (Reed-Danahay, 1997 : 2). Dans cette vision radicale, quoi qu’écrive l’ethnographe c’est de lui qu’il parle, autant l’assumer en passant de l’observation participante à l’observation de ce participant particulier qu’est l’ethnographe (Muncey, 2005 : 70). Si toute ethnographie est une autoethnographie qui s’ignore, autant assumer la démarche.

Robert Jaulin a, sans utiliser le terme, pratiqué cette modalité de l’ethnographie en s’impliquant dans la pratique au-delà de la classique observation participante, à travers son initiation Sara (Jaulin, 1967) puis en développant une ethnologie croisée de l’Occident qui passe par lui-même, qu’il s’agisse de l’« ethnologie de la vie amoureuse » (Jaulin, 1984) ou de celle du corps (Jaulin, 1993). Il s’appuie sur ses journaux et sur une prise en compte de sa propre expérience, qu’il s’agisse d’amour ou de maladie, pour construire une théorie ethnologique du monde occidental. Il ne s’agit ni d’en rester à la singularité, ni d’oublier sa pratique « exotique », mais de multiplier les données pour penser.

Le courant contemporain qui se revendique comme autoethnographique est marqué par une posture post (postmoderne, poststructuraliste), mettant parfois en évidence la dimension poétique, l’importance de l’émotion et de l’intimité, favorisant les sujets comme la maladie qui impliquent un discours très subjectif (Ellis et Bochner, 2000), conduisant à interroger la vision d’une science critique face à cette mise en avant du soi (Duncan, 2004 ; Holt, 2003).

Cependant, cela ne doit pas conduire à l’idée qu’il y a une seule pratique possible de l’autoethnographie. Ainsi Anderson (2006), en forgeant la notion d’autoethnographie analytique, propose d’inclure cette approche dans le cadre d’une épistémologie plus traditionnelle non radicale ou post-moderne. Il pointe d’abord la spécificité de l’autoethnographe qui certes appartient à la communauté qu’il observe (éventuellement en se centrant sur lui-même), mais qui s’en distingue en appartenant dans le même temps à une communauté scientifique qui détermine en partie sa position et ses notes. Il propose une autoethnographie qui contribue sur la base de l’auto-observation aux thématiques de l’ethnographie et à ses théorisations. Dans cette vision plus classique de l’autoethnographie, des auteurs ont proposé des analyses centrées sur la réflexivité de l’enseignant (McIllveen, 2008) ou du designer (Duncan, 2004). Il s’agit d’accéder au processus de transformation ou de production qui suppose de prendre en compte les pensées, les savoirs tacites, les apprentissages. L’observation de soi paraît un moyen essentiel.

Apparaît ainsi une tension entre différentes visions de l’autoethnographie, entre une exaltation de la subjectivité et une technique qui trouve sa place au sein de l’ethnographie en s’appuyant sur la participation, le statut d’insider et la réflexivité. Sans nier l’intérêt que peut avoir le récit de soi dépouillé de tout apparat théorique, c’est plutôt dans la mouvance d’Anderson que je me situe. Il s’agit de documenter ce qui, lors de voyages, relève de la pratique touristique et des apprentissages. Il s’agit d’utiliser le journal pour transcrire une observation de ma propre pratique et de ses effets en termes d’apprentissage, autant que faire se peut, y compris si ce faire est impossible. Il s’agit d’une traditionnelle observation participante, à ceci près qu’il n’y a souvent que moi comme participant observé.

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Une expérimentation sur soi

L’auto-observation répond ici à la tentative de documenter ces apprentissages dit informels si difficiles à repérer. M’autorisant du courant de l’autoethnographe et m’appuyant sur une ethnographie comme celle du tourisme à Skye par Jack et Phipps, j’ai décidé de tenir des journaux à l’occasion de périples touristiques de pur loisir ou réalisés dans les interstices de déplacements professionnels.

Nous reprenons à Rémi Hess (2010) ce qu’il faut entendre par journal :

Tenir un journal est une pratique ancienne, une forme de recueil de données, que celui qui s’y livre utilise pour rassembler, au jour le jour, des notes et des réflexions sur son vécu, les idées qui lui viennent, ses rencontres, ses observations… Il est un outil efficace pour celui qui veut comprendre sa pratique, la réfléchir, l’organiser. (1)

À cela s’ajoute l’idée que « [n]otre vécu est la source la plus assurée de connaissance » (31).

Les journaux que j’ai tenus sont hétérogènes, dans la mesure où l’énergie pour les tenir est fort variable. Au premier qui témoigne d’un fort engagement, que certains moments d’autres journaux retrouveront, marqué par une volonté de saisir les logiques sous-jacentes, de mobiliser des théories, s’opposent des journaux ou des moments sans grande énergie :

J’ai bien peu d’énergie pour tenir ce journal, ce qui indique que, contrairement à l’Islande, je ne suis pas en situation d’apprentissage. Cela ne signifie pas que je n’apprenne rien, mais ce voyage est beaucoup plus sous le signe de l’informel. (J1 – Kuala Lumpur, le 5 janvier 2007)

L’effet du journal peut donc être variable. Reste le sentiment que tenir un journal transforme (pour ne pas dire biaise comme je l’ai écrit dans certains journaux) la situation en développant une logique d’apprentissage volontariste. Dans les termes de Billet (2004), cela augmente l’engagement de la personne, sa capacité à participer à la situation et donc à apprendre. Mais reste, toujours dans les termes de Billet, une autre dimension, l’affordance, ce qu’offre la situation, ce qui est également dépendant de la relation entre la situation et la personne. Le journal peut alors explorer ce qu’offre en possibilité de participer et d’apprendre la situation rencontrée, ce qui permet de saisir leur potentiel éducatif, pas nécessairement actualisé.

Il faut donc admettre que le journal, en voulant rendre visible l’apprentissage, peut sans doute contribuer à le faire exister. Plutôt qu’obstacle, on peut considérer qu’il est un moyen de visibilité et sachons que ce grossissement doit être un moyen de comprendre les fonctionnements, non de penser que cela fonctionne toujours ainsi :

Il me semble que tenir un journal comme celui-ci formalise l’apprentissage de plusieurs façons. D’une part dans l’acte même de l’écriture, l’apprentissage se structure à travers la réflexion sur l’apprentissage, d’autre part dans le fait, durant les visites, d’être plus attentif aux informations de toutes sortes. Ainsi on trouve sur les routes, les aires de repos, au bord des aires de stationnement, de grands panneaux d’information en islandais et anglais, parfois l’allemand et le français s’y ajoutent, évoquant l’histoire ou les phénomènes géologiques fort riches ici. Il me semble que j’ai plus souvent lu ces panneaux que je ne l’aurais fait dans d’autres conditions. On retrouve l’idée que la première formalisation de l’éducation informelle, c’est le repérage de celle-ci. Une fois recherchée, même sans être repérée, on sort de l’inconscience et sans doute partiellement de l’informel. (J1 – Vik, le 27 août 2006)

Il est indéniable que j’apprends sur l’Islande, même si le fait de m’intéresser à l’apprentissage booste nettement celui-ci. Il semble impossible de visiter un tel pays dont on ne savait auparavant que peu de choses sans apprendre. Il apparaît nettement que l’observation de soi en matière d’éducation informelle est une tâche impossible car elle induit un processus de formalisation, d’apprentissage conscient et intentionnel, là où l’on cherche le fortuit. Si l’on s’observe apprenant, on finit par tout transformer en apprentissage. (J1 – Hafnarfjördur, le 29 août 2006)

C’est ici une radicalisation de la thèse qui conduit à penser que le fait de repérer des apprentissages dits informels est déjà une première étape de leur formalisation. On ne peut saisir d’une certaine façon ces apprentissages qu’en les formalisant, ce dont témoigne à sa façon le journal. Il ne s’agit que du rappel de la règle qui conduit à penser que l’observation transforme la réalité, mais celle-ci ne peut être saisi que par un observateur. La seule solution est donc de varier les modalités et les situations d’observation, ce qui justifie le recours à l’observation de soi parmi d’autres possibles.

Quelques exemples tirés des journaux

Il ne s’agit pas dans cette communication de faire une analyse exhaustive des journaux. En effet on obtient très vite une masse impressionnante de données. Je dispose ainsi de sept journaux, dont un double, et un qui a tenté une autre approche à partir du commentaire après-coup de photographies. À cela s’ajoutent les journaux d’observation de la recherche sur le tourisme social qui comportent quelques moments d’auto-observation. Un texte à paraître tentera une analyse plus systématique de ce que peuvent apporter ces journaux à la question de la pratique touristique comme espace d’apprentissage.

Je vais me contenter ici de citer deux passages qui peuvent donner une idée du contenu et de l’apport sur la question de l’apprentissage. Le premier concerne les modes de transport, élément important du voyage et du tourisme :

São Paulo, le 27 juillet 200
Alors que ce journal est conçu autour d’un autre voyage [j’ai commencé à tenir un journal autour d’un voyage en Islande où je n’étais jamais allé, pour un colloque certes mais précédé de 6 jours de tourisme. J’ai commencé le journal de façon à intégrer la préparation du voyage], je suis pris dans un déplacement au Brésil. Je ne peux éviter d’en tenir compte du fait des difficultés rencontrées à la suite de la faillite de Varig. Arrivé à Francfort je suis en liste d’attente et il semble qu’il y ait des dizaines de personnes sans siège dans l’avion de la Lufthansa. Des responsables circulent avec des nouvelles plutôt pessimistes, à savoir l’absence de place avant dimanche, or ma conférence a lieu samedi ! Je repère un manager à qui j’explique mon cas, moins pour avoir un avantage que pour me faire connaître. Stratégie gagnante ou hasard, toujours est-il que je suis un des très rares passagers de la liste d’attente à avoir une place, qui plus est par surclassement en Business Class. Ce serait grâce à ma Silver carte du programme de fidélité de Varig (dont je me demande bien pourquoi j’y ai eu droit). Comme quoi, même en faillite, Varig m’est utile. Je ne suis pas certain dans cet épisode un peu long (2 heures) et éprouvant d’avoir appris quelque chose, mais plutôt mis en pratique ce que j’ai appris lors de mes voyages précédents, où j’ai été confronté à nombre de correspondances ratées : rester calme et accepter les aléas du voyage, repérer un interlocuteur capable de prendre des décisions, garder espoir jusqu’au bout contre toute évidence (cela a marché), ne pas croire toutes les informations et rumeurs qui circulent.

Ce passage met en évidence des apprentissages passés, liés à la pratique du voyage, mais pas nécessairement conscients au moment où ils se sont produits. Tous ces incidents, ces correspondances ratées, ces négociations pour avoir une place dans un avion, etc. ont été vécus comme des moments plutôt désagréables. Ils se révèlent après coup comme des occasions d’apprentissages informels.

[suite de la même entrée du journal]
En voyageant on apprend d’abord à voyager, à accepter la situation et à avoir une certaine disponibilité aux événements, à commencer par les rencontres d’avion : entre Paris et Francfort, d’un couple d’avocats brésiliens, professeurs à l’USP, parlant très bien français, dans le vol pour São Paulo, d’un cameraman moscovite ayant travaillé deux ans à Alger et parlant français mais pas anglais, effrayé par les Caucasiens en Russie, espérant la victoire contre la Tchétchénie tout en étant critique vis-à-vis de Poutine, mais plus de la personnalité que de la politique. Il s’est avéré très compatissant par rapport à la France avec les immigrés qui font baisser le niveau des Français. Que nous aurions dû garder l’Algérie, et tout cela au premier degré. Il va au Brésil pour faire un reportage sur un concours international de policiers dont je ne saurai jamais en quoi il consistait, tant l’intérêt de mon compagnon de voyage a été orienté vers le désir de goûter tous les vins proposés à la suite de rapides commentaires qu’il me demanda sur chacun d’entre eux. On doit bien apprendre quelque chose de telles conversations, le voyage permettant d’étendre les rencontres possibles. [Mais l’Islande est présente dans cette histoire, un peu plus loin dans le journal, même entrée.] Durant ce périple, j’ai eu le temps de finir La Saga des Fiers-à-bras. C’est un livre intéressant sur la gloire passée de l’Islande et des Vikings, mais avec la mise en évidence de la différence entre ce qui se donne à lire dans les sagas et une réalité plus banale. Le roman, à la façon du Don Quichotte, joue sur le décalage et montre à la fois la légende et les logiques narratives de la mise en récit.

Le passage suivant tente de saisir par auto-observation les apprentissages réalisés à l’occasion d’un voyage au Pays basque.

San Sebastian, le 28 décembre 2007
« Je connais San Sebastian. » Que signifie cette expression ? J’y ai passé 24 heures. Je l’ai visité, j’ai quelques images en mémoire. Cela signifie-t-il que j’ai appris quelque chose ? Je saurais mieux la situer sur une carte, j’ai la vision d’une ville qui me fait penser à Nice, une station balnéaire qui, sur la base d’un vieux port de pêche, est devenue une grande ville avec ses quartiers modernes, son université, dotée de tous les atours d’une ville qui n’est pas uniquement tournée vers le tourisme, même si le tourisme y reste une activité essentielle. J’aurais pu apprendre cela dans un livre, mais voilà on ne lit pas nécessairement sur ces sujets. On ne peut pas ne pas apprendre en voyageant, apprentissage spatial, géographique d’abord, puis éventuellement sociologique, ethnographique. Reste que le travail de réflexivité, surtout maintenant sur la base de lectures sur le sujet, renforce l’apprentissage. Il est difficile d’en saisir la dimension la plus informelle, la moins consciente. On pourrait appliquer la distinction de Schugurensky et faire jouer les dimensions d’intention et de conscience dans cet apprentissage en faisant la part de la socialisation, de l’apprentissage fortuit et de l’autoformation. Le tourisme, tout au moins celui qui implique la découverte, suppose un mixte des trois. La socialisation est difficile d’accès, mais fortement présente dans l’apprentissage du tourisme lui-même. Il est plus facile de travailler sur les apprentissages fortuits et l’autoformation. L’auto-observation permet d’approcher cela en mettant en évidence la multitude des effets de la pratique touristique.

Le dernier passage met en évidence une dimension de l’apprentissage touristique liée à l’émerveillement et associé à la présence dans un lieu dont on ne sait rien ou très peu :

Gênes, le 8 août 2007
Cette visite de la via Garibaldi est une des plus belles jamais effectuées et le fait que je n’en connaissais rien est sans doute une des raisons. Le non savoir ouvre ainsi le champ de l’étonnement et du plaisir, dont celui de connaître. Je me souviens d’une émotion semblable à Petra en Jordanie. Pour avoir de telles émotions, il faut peut-être se préserver d’apprendre avant de voyager pour vivre intensité des sentiments et apprentissage durant le voyage.

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Conclusion

Les différents journaux tenus permettent de mettre en évidence l’importance de la mise en tourisme et des affordances qui conduisent souvent à donner des informations pour situer ce qui est vu, des guides, d’une participation limitée, de l’observation (voie royale de l’apprentissage informel de façon générale), de l’exploration (le plus souvent guidée, mais parfois au hasard), de l’illusion, de la fabrication, de l’hybridation qui ne me semble pas incompatible avec l’apprentissage (au contraire on se rapprocherait de l’école avec ses expériences inauthentiques que les tenants d’une éducation nouvelle ont pu lui reprocher), mais au contraire qui conduit à mettre de l’éducation dans la situation.

L’observation de soi a mis également en avant le rôle du corps, de la présence (par opposition à toute connaissance médiatisée), d’un apprentissage par corps, spécificité de l’apprentissage en situation touristique : un corps mobile, un corps qui se livre à des exercices corporels (comme la natation), un corps qui permet de voir (ou pas, du fait de la présence du corps des autres). J’y ai également relevé l’importance de la comparaison, exercice auquel se livrent les touristes quand ils comparent ce qu’ils sont en train de visiter à un autre lieu et dont on se gausse volontiers. Mais n’est-ce pas là un moyen d’apprendre par confrontation des lieux et/ou des expériences.

Une autre dimension apparaît dans ce journal, celui de l’apprentissage concernant le tourisme lui-même, avec l’idée que l’on apprend plus de tourisme si l’on comprend le tourisme. Cela peut être le propre de la posture du touriste-ethnographe, sauf à considérer que cette posture est celle du post-tourisme (Rojeck, 1997) ou du contre-touriste :

[Face à la foule dans le jardin] Palomar s’adapte et change d’objet de méditation. Ce n’est plus la vue de ce jardin et l’expérience de l’absolu qu’il recèle qui l’absorbe, mais le contraste saisissant qu’offre et invite à observer cet enclos vide devenu curiosité touristique, à savoir ce lieu-dit de sérénité contradictoirement rempli par l’agitation d’un public trop nombreux. [Cela] annonce déjà ce que certains ont nommé contre-tourisme : une posture distanciée en voyage, qui n’a pas pour but de critiquer le tourisme, mais de faire des touristes eux-mêmes, alors qu’ils s’interposent entre le site et vous, une curiosité psycho-sociologique, ethnologique, voir éthologique – tout comme l’on peut visiter une exposition de peintures non pour les œuvres exposées, mais pour les commentaires qu’en font les visiteurs. C’est là une manière de renouveler l’intérêt du monde, tout en l’admettant tel qu’il est. (Urbain, 2008)

La prise en compte de la situation touristique semble renforcer l’apprentissage tout en s’articulant à certaines dimensions présentes aujourd’hui dans le tourisme. L’objectif de cette communication était plus de situer la pratique de l’auto-observation que d’en montrer les résultats qui seront l’objet d’autres publications. Elle semble avoir un potentiel intéressant pour l’étude des apprentissages informels mais aussi du tourisme, et donc plus encore quand les deux dimensions se rencontrent.

Note sur les photographies

Les deux photographies ont été prises par l’auteur de la communication autour du musée de Key West, haut lieu touristique de la Floride. Ce musée est entouré de statues hyperréalistes de touristes, en écho avec l’exposition permanente qui montre l’importance du tourisme dans le développement de l’île. La première montre un touriste photographiant la statue d’Hemingway, le plus célèbre résident de l’île dont on visite la maison, la seconde, qui recadrée a donné l’image d’illustration du colloque, mêle touristes réels et statuts de touristes ou d’étudiants. Elle est conçue comme surface de projection que chacun peut interpréter comme il ou elle le souhaite. Ces photographies ont été prises dans le cadre d’une expérience qui consistait à remplacer le journal par des photographies, expérience abandonnée faute d’avoir donné des résultats. Cette communication a permis d’en montrer quelques traces.

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Notes
[1] Nous pouvons ainsi citer : personal narratives ; narratives of the self ; first-person accounts ; autoobservation ; personal ethnography ; self-ethnography ; ethnobiography (Ellis et Bochner, 2000 : 739).

Pour citer cet article
Gilles Brougère, « S’observer comme touriste apprenant », dans G. Brougère et G. Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du colloque de Villetaneuse (16-17 mai 2011), Villetaneuse, EXPERICE – Université Paris 13, [En ligne], mis en ligne le 02 février 2012. URL : https://experice.univ-paris13.fr/actes-coll01/brougere
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