Tourisme et apprentissages, “Le « tourisme éducatif » dans…”

PLAN

Introduction

La revue Les Cahiers pédagogiques apparaît en 1945 dans le contexte des « classes nouvelles » et des réflexions de la commission Langevin-Wallon au sujet d’une réforme globale en éducation dans le cadre de la reconstruction de la nation (Riondet, 2010b) [1]. Gustave Monod, directeur de l’enseignement du second degré, établit les principes de fonctionnement des « classes nouvelles », des classes d’expérimentation créées en 1945, et dont l’objectif est d’envisager la question d’une nouvelle pédagogie depuis le terrain [2]. Après 1953, date à laquelle le cadre expérimental des « classes nouvelles » est supprimé, les enseignants de la revue continuent de tenter des expérimentations depuis leur classe, sans attendre une réforme venant de l’administration. En juin 1958, la revue Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré consacre une partie d’un numéro sur la question du tourisme : « Le tourisme prend de plus en plus d’importance dans la vie moderne. Il est donc nécessaire que l’école s’en préoccupe, éventuellement qu’elle intervienne [3]. » La revue ayant pris l’habitude de traiter l’actualité qui peut être en rapport avec l’éducation, le tourisme est alors considéré comme une thématique éducative possible.

La problématique que nous traitons ici est de savoir comment la thématique du tourisme est évoquée dans la revue, puis conceptualisée comme situation éducative inscrite dans un mouvement de rénovation pédagogique ? L’objectif de notre propos est de réfléchir sur les conditions de possibilité de ces discours dans la revue et le rapport au monde qu’induit la conceptualisation de l’idée de tourisme éducatif. Notre hypothèse est que le tourisme apparaît dans la revue car il s’agit tout d’abord d’une thématique d’actualité, et qu’en tant que telle, il est envisagé comme situation éducative possible. Cette question du tourisme est d’autant plus prise au sérieux qu’elle s’inscrit à la fois dans un contexte de rénovation pédagogique et dans une conception philosophique et particulière de l’éducation.

Dans le cadre de cette réflexion, nous disposons, d’une part, du corpus des données concernant les questions du tourisme (en l’occurrence, les deux numéros de la revue consacrés à ce sujet) et, d’autre part, des données plus générales d’ordre historique, provenant d’un travail doctoral sur la revue (Riondet, 2010a). Notre démarche s’attachera dans un premier temps à décrire l’émergence de la question du tourisme dans la revue, ainsi que l’évolution des discours sur cette question, puis, dans un deuxième temps, à mettre en exergue les conditions de possibilité de ces discours (Foucault, 2001).

Juin 1958 : un dossier sur le tourisme

En juin 1958, sept pages évoquent la question du tourisme dans un dossier « tourisme et enseignement [4] ». Ce court dossier se compose d’un entretien avec trois enseignants : Paul Chavanne et Louis Bois, professeurs de lettres, et Henri Mérignon, professeur d’allemand. Ils enseignent au lycée Marseilleveyre, établissement qui a été créé dans le cadre des « classes nouvelles » [5].

La revue explique que la place du tourisme en lui-même ne cesse de croître pour des raisons diverses : l’attrait des Français pour certains pays, le développement du tourisme familial et l’essor de l’utilisation de l’automobile qui permet ainsi davantage de déplacements collectifs. Cet essor du tourisme peut également correspondre, dit la revue, à un besoin de s’évader, puisqu’on est finalement bien hors de chez soi.

Il est en effet question de « tourisme » dans les préoccupations scolaires. Henri Merignon fait d’ailleurs part d’une hésitation sur le choix du terme « tourisme » : faut-il parler de « tourisme » dans ce dossier alors que le terme « tourisme » désigne « une mode, pour ne pas dire une manie […] qui consiste en la visite ultra-rapide de sites ou de monuments qu’il est convenable d’avoir vus lorsqu’on appartient à un certain milieu » (Bois, Chavanne et Merignon, 1958 : 12) ? Pour Merignon, « le rôle de l’école n’est pas de faire du tourisme ; il est d’organiser des voyages qui soient assez différents du tourisme tel qu’on le conçoit trop souvent : visite de Paris la nuit, à 10 heures 15 on quitte telle boîte, à 10 heures 25 on arrive dans telle autre… ». À l’école, on doit former, on doit préparer à un tourisme intellectuel ; c’est le rôle de l’École d’« intervenir pour que le tourisme soit intelligent » (Id.).

La revue précise que, dans le cadre scolaire, des expérimentations ont déjà eu lieu à cet égard. Le dossier en question évoque plusieurs exemples de pratiques autour du tourisme scolaire. Un premier exemple porte sur un voyage en Grèce, à la fin des années 1950 [6]. Durant ce déplacement, on apprend que les enfants ont joui d’une grande liberté, tout en préparant sérieusement le séjour en récoltant des informations et des témoignages sur la Grèce. Le voyage n’était pas un pèlerinage d’hellénistes, pratiquants ou amateurs, mais l’occasion pour les enfants de trouver là-bas « un pays vivant » (Bois, Chavanne et Merignon, 1958 : 13). À l’aller, dans le bateau, les élèves ont ainsi procédé à des entretiens avec les enseignants qui leur parlèrent de l’histoire de la Grèce, de la Grèce moderne, de la Grèce classique et des différents formes d’art et d’architecture que l’on peut y rencontrer. C’était la phase de préparation. Si la motivation pour ce voyage était liée à un intérêt, déjà-là, pour la Grèce, cet intérêt s’est entretenu à partir des « choses vues ». Au retour, le mouvement était inverse, les élèves avec les enseignants ont fait le bilan : confronter les impressions et rafraîchir les souvenirs. C’était la phase d’exploration. Les enseignants soulignent le double apport du voyage : culturel, pour la découverte active de la Grèce, et éducatif. Ils insistent également sur le fait que le voyage scolaire permet à chacun de se découvrir : « […] Nous avons eu avec nos élèves des contacts que nous n’aurions pas eus sans cela […]. Nous avons découvert nos élèves et nos élèves nous ont découverts […] » (Bois, Chavanne et Merignon, 1958 : 14). Ainsi, le temps du voyage est l’occasion de fréquenter et connaître les élèves mieux qu’il n’aurait été possible de le faire à l’école.

Un second exemple porte sur un voyage en Allemagne et en Autriche. Ici, les effectifs étaient peu nombreux par commodité et efficacité. Cette rencontre avec la culture allemande n’est pas restée artificielle. Il était question d’« approfondir la connaissance d’un lieu ou d’une région » ; le tourisme éducatif consistant ici à s’« implanter solidement dans un endroit pour le comprendre le mieux possible ». Si, une fois de plus, c’est l’aspect humain qui apparaît comme un point important, dans le sens où le voyage doit permettre de rencontrer les autres et de créer des liens, l’exemple est intéressant puisqu’il pose la question des lieux à visiter. Quels sont les lieux possibles et pertinents dans le cadre d’un voyage scolaire ? Un exemple serait ici une grande ville, à la condition que celle-ci témoigne de richesses humaines et de ressources artistiques et industrielles. Il est préférable, par exemple, que la grande ville comporte un opéra, des musées, des usines. Tout ce qui, à la fois, peut être un objet éducatif et être ouvert à toutes les activités humaines. Dans le lieu à visiter, on doit pouvoir déceler « les souvenirs palpables du passé ». En synthèse, les enseignants expliquent qu’il n’y a pas de programme à l’avance. Tout doit être équilibré : il faut des activités qui demandent de l’attention et des activités libres.

Les enseignants reconnaissent néanmoins que ce fonctionnement s’accompagne de difficultés techniques et administratives, et qu’il serait plus confortable de compter sur un organisme régional au service des projets des enseignants et qui en faciliterait la concrétisation. Les positions divergent quant à la faisabilité de ce genre d’expériences éducatives. Si Merignon souligne que « le fait même que nous avons cette conversation constitue une indication favorable : cela signifie que des essais ont été réalisés, que l’idée est dans l’air, qu’il faut continuer incontestablement à travailler dans le même sens » (Bois, Chavanne et Merignon, 1958 : 18), son collègue Chavanne reste néanmoins sceptique : « Dans les conditions actuelles de l’enseignement en France, il est à craindre qu’il demeure le fait d’initiatives particulières » (Ibid. : 18).

Prolongement des débats et basculement du « tourisme scolaire » à l’idée de « tourisme intelligent »

En novembre 1958, la revue publie un dossier intitulé « L’enseignement et le monde contemporain ». À cette occasion, quelques contributions poursuivent les réflexions sur l’idée de « touriste intelligent [7] ». Un troisième exemple est alors mentionné : celui de l’Exposition universelle de Bruxelles, qui fournit l’occasion d’étudier l’architecture (Dupont, 1958).

Le témoignage de Jean Naturski, lui aussi professeur au lycée Marseilleveyre, est évocateur d’un basculement d’approche : du tourisme scolaire au tourisme intelligent, en dehors des temps scolaires. Ainsi, écrit-il :

Je pense en ce qui concerne nos adolescents – plus encore que les enfants – les vacances d’été, au demeurant beaucoup trop longues, doivent être « organisées », au sens plein du terme et qu’il importe, en particulier, d’en réserver une fraction notable (deux à quatre semaines) à des activités collectives de « tourisme intelligent ». (Naturski, 1958 : 19)

Naturski explique ce qui motive ce basculement :

Il s’agit, d’une part, de satisfaire […] le besoin de vagabondage inhérent aux garçons et filles de 15 à 20 ans, mais aussi d’orienter cette aspiration vague au changement, à la vitesse, au dépaysement dans le sens d’un élargissement et d’un approfondissement d’ordre intellectuel ainsi que d’une contribution à la formation civique (en ce qui concerne en particulier la tolérance et l’esprit de solidarité et de fraternité internationales). (Ibid.)

Il est pertinent de souligner que cet enseignant demandait aux élèves un dossier de vacances : « Il est très intéressant pour le professeur de comparer le comportement de tel élève en classe et “dans la vie” » (Naturski, 1958 : 20 ). À travers ces dossiers, s’observe toute une pratique militante pour des relations humaines basées sur l’échange et l’ouverture. L’enseignant semble également constater des acquisitions du point de vue intellectuel :

Les compte-rendus témoignent d’une acquisition réelle de connaissances nouvelles dans ce domaine. […] J’ai constaté d’autre part avec plaisir l’intérêt porté par les jeunes aux conditions de vie et à la mise en valeur des pays et régions visitées ainsi qu’à leur régime politique. (Ibid.)

Si d’une part, le dossier faisait vivre de nouveau le voyage, il permettait d’autre part à l’élève de « s’élever au dessus des impressions personnelles » et de « prendre une vue d’ensemble des problèmes ».

Il émerge de la suite des débats, l’idée que le tourisme et les vacances d’été doivent être au service de la formation générale, qui implique une formation civique. « Comment guider un élève de Sixième pour que les vacances profitent à sa formation générale ? », se demande par exemple France Bantegnie, professeur au collège moderne de jeunes filles de Lille (Bantegnie, 1958 : 24). Henri Roy, professeur au lycée annexe de jeunes filles de Nice, propose pour sa part de parler à ce sujet d’« étude du milieu » (Roy, 1958 : 22). Nous allons maintenant discuter l’intrigue historique dans laquelle s’inscrivent ces discours et le sens de l’évolution des débats autour des formations générale et civique, ainsi que de l’idée d’« étude du milieu ».

Regard sur l’intrigue des discours sur le tourisme dans la revue

Dans l’attente du plan Langevin, la volonté qui traverse le projet des « classes nouvelles », berceau de la revue Les Cahiers pédagogiques, est de faire de l’enseignement du second degré, un enseignement humaniste et de culture, qui contribue à « […] élever l’humanité », écrit Gustave Monod, directeur de l’enseignement du Second degré, dans une circulaire du 20 août 1945. Pour Monod et ses collaborateurs, l’objectif de la réforme à venir est « […] de développer en chacun tout ce qui peut faire de lui un homme éclairé capable de se dégager de sa profession, de son parti ou de sa secte, pour juger librement son temps et le juger à la lumière des leçons du passé, aussi bien que des exigences de l’avenir » (Goblot, 1946 : 1). Lorsqu’en 1952, les « classes nouvelles » disparaissent, la revue essaie de faire perdurer l’esprit qui les animait.

Le plan Langevin ne sera jamais mis en application et devant l’écart qui se creuse entre l’École et la vie, nombreux sont, à la fin des années 1950 et aux débuts des années 1960, les textes de militants qui critiquent les distances du mode scolaire auxquelles eux-mêmes contribuent. Ce mode scolaire est tourné vers le passé et centré sur la soumission de l’élève. Le reproche à peine voilé que l’on peut lire ici est : comment être surpris du conformisme et de la soumission de l’adulte lorsque l’obéissance systématique à l’adulte et la reproduction mimétique de la tradition sont les conditions de possibilité et les finalités de son éducation ? C’est ce qu’avance ouvertement Claire Roby, membre du Conseil technique pédagogique et grande figure de la revue, lorsqu’elle évoque une École au sein de laquelle docilité et soumission sont à la fois les moyens et les fins (Roby, 1960 : 88). L’École est ici concernée au nom de son architecture, de son rapport au temps, des méthodes qui y sont employées et des finalités qu’on lui assigne.

En 1958, la manière dont sont enseignées l’histoire, la géographie et l’éducation civique est alors directement remise en cause dans la revue. Si fondamentales qu’elles soient, elles font néanmoins face à une « époque de morcellement du savoir et de spécialisation extrême » (Pinchemel, 1858 : 18-19). Ainsi, Claude Masset, professeur au lycée de Saint-Quentin, explique en particulier que la géographie et l’histoire, dans leurs vieilles formes d’enseignement, sont l’équivalent d’« un magasin d’accessoires rhétoriques, une matière première pour l’instruction civique, morale et patriotique, et une connaissance désintéressée » (Masset, 1958 : 37). Ce qui est dénoncé en particulier dans ces formes désuètes d’enseignement est cette idée d’encyclopédisme, de surcharge des programmes, de gavage d’esprit et d’indigestion intellectuelle.

Les trois enseignements en question – histoire, géographie et éducation civique – sont alors l’objet de nombreuses réflexions et expérimentations. Entre 1950 et 1968, les préoccupations des contributeurs de la revue s’axent en premier lieu sur la nécessité d’actualiser les enseignements et de réfléchir sur des programmes alors totalement coupés de l’actualité. Une autre dimension intéressante à relever est l’idée selon laquelle c’est l’élève qui doit se confronter à l’histoire. Ce dernier n’est plus passif devant le savoir proféré magistralement par l’enseignant.

François Goblot, créateur de la revue en 1945 et rédacteur historique des Cahiers, explique, en 1954 dans la revue Esprit, un point essentiel des « classes nouvelles » et du prolongement de ces expérimentations dans les années 1950, autour de l’idée d’« une pédagogie soucieuse de présenter chaque connaissance dans la vérité de sa nature » :

[…] si l’on pense que l’essence de l’histoire est la répétition des opinions d’autrui, l’élève devra répéter la leçon du maître ; mais si l’histoire est avant tout travail sur documents, il faut que l’élève ait à travailler sur documents. (Goblot, 1954 : 918)

C’est ce que l’on observe à travers une contribution de Gérard Westphal, professeur au collège moderne de Strasbourg, qui relate dans la revue une de ses expérimentations : emmener ses élèves de Troisième aux archives de la ville [8] et leur faire faire des recherches destinées à « rendre vivant le cours d’histoire » (Westphal, 1954 : 174). Trois ans plus tard, il publie une autre contribution autour de l’étude du milieu local (Westphal, 1957).

L’étude du milieu est une caractéristique majeure de la philosophie éducative à l’œuvre dans les Cahiers. Antoine Weiler, directeur de l’annexe du lycée Henri IV à Montgeron et membre de la commission Langevin, l’a défini ainsi : « C’est l’étude d’un complexe naturel ou humain qui fait partie du cadre de la vie de l’enfant » (Weiler, 1955 : 450). Depuis le particulier, il s’agit de viser le général, en se situant dans le temps et l’espace. Elle permet l’exercice de l’intelligence des élèves : apprendre à « observer, à noter, à comprendre, à douter, à juger » ; « acquérir une méthode de pensée, se préparer à l’appliquer seuls et dans le cadre même de leur vie d’homme, bref conquérir l’autonomie du jugement » (Ibid. : 452).

L’enseignement de la géographie est également questionné. Roger Lambert, professeur au lycée Bellevue à Toulouse, considère la géographie comme « la science de la lutte des hommes organisés en société pour la transformation, la domestication de la nature afin de satisfaire leurs besoins matériels et sociaux » (Lambert, 1958 : 43), et son enseignement comme « l’histoire qui se fait » (Ibid. : 44), en reprenant la formule d’un géographe célèbre, Pierre George. L’enseignement de la géographie apparaît comme la mise en situation d’une « redécouverte » des élèves, c’est-à-dire d’un rapport direct de l’élève au monde en cours. « […] Tout savoir doit être le résultat d’une conquête, d’une exploration, et non d’une communication verbale du professeur […] », écrit André Massat, inspecteur de l’enseignement technique à Toulouse (Massat, 1958 : 59). Il est pertinent de noter le lien que fait cet auteur entre l’enseignement de la géographie et la leçon de choses héritée de Rousseau : « […] Seule s’impose et se conçoit une géographie fondée sur l’observation. Son enseignement rejoint celui de la leçon de choses […] » (Ibid.). Cela témoigne d’une situation éducative où l’élève se confronte à un savoir par la médiation d’un tiers et non plus d’une relation dyadique.

L’étude du milieu est mobilisée comme point de départ possible de l’enseignement de la géographie. En effet, si la géographie se caractérise en tant que « science constituée, avec ses lois, ses méthodes, ses ambitions propres […] », l’étude du milieu représente :

une prise de contact global avec le milieu dans lequel vît l’élève, milieu familial, milieu scolaire, milieu naturel, milieu humain, dans le cadre de la commune ou de la région, et qui a pour but d’amener l’enfant à prendre conscience du monde qui l’environne […]. (Lefèvre, 1958 : 68).

Ainsi, pour Lucien Lefèvre, professeur au centre de rééducation de Garches, l’étude du milieu est « un point de départ pour la leçon de géographie, ou un moyen de la rendre plus vivante ». En géographie plus particulièrement, l’étude du milieu « donne l’occasion de faire des comparaisons, de tirer des conclusions qui dépassent la géographie, mais éclairent d’un jour particulier les enseignements de celle-ci » (Lefèvre, 1958 : 68). La géographie consiste alors en un moyen d’appréhender le monde et ses particularités, tout en se tournant également vers l’Autre, semblable à soi et en même temps différent.

L’étude du milieu et l’enseignement de l’histoire et de la géographie posent également la question du rapport au monde et de la formation civique, comme le montrent en effet les débats lors d’un Cercle d’études à Biarritz le 21 janvier 1958 [9]. La revue retranscrit les échanges entre MM. Ballon, Delannoy et Labernede. Le débat porte sur les disciplines dont le contenu peut s’inscrire dans une éducation du citoyen et sur les difficultés à prendre en compte. L’enjeu est de penser une éducation à la citoyenneté qui ne soit pas une leçon de morale rhétorique, ni la simple mise en collectivité des élèves, la plus légitime soit-elle, au nom d’un civisme pratique. C’est l’idée d’un rapport à l’actualité à susciter chez l’Autre qui est envisagée ; le civisme tend ici à s’effacer devant une idée de la démocratie particulièrement complexe : la croyance en la démocratie, l’idée d’un « nous » à sans cesse consentir ou subvertir et la traduction perpétuelle en actes. Il faut saisir ce qui est en cours et pouvoir influer sur le cours des choses ; l’élaboration didactique de cet objectif restant néanmoins à réfléchir.

Au sujet de l’enseignement de l’histoire par exemple, Ballon explique que « l’information politique sur l’actualité est quelque chose d’extrêmement difficile par quoi il est impossible de commencer si l’on ne veut pas être dupe » ; il faut partir des questions anciennes de l’Antiquité pour mieux cerner les problèmes de l’actualité. M. Delannoy est davantage sceptique ; le problème pour l’enseignant est de ne pas passer à côté d’« un problème vivant », d’« un problème de leur temps », d’« un problème encore ouvert ». La réserve de Delannoy porte sur l’actualisation du problème : « Encore une fois, c’est le transfert, le passage d’un domaine à l’autre qui me semble incertain » (Ballon, Delannoy et Labernede, 1959 : 31). Pour Labernede, il faut « réviser » cet enseignement de l’histoire. Ce dernier est alors « trop indifférent aux problèmes actuels ». Ici résident l’enjeu et la difficulté de cette fin des années 1950 dans la revue : penser une éducation articulant connaissance, civisme et rapport à l’actualité.

Discussion

Si légitimes que soient ces discours (et l’intention de ces enseignants), ils font aussi l’objet d’un certain nombre d’interrogations. La première concerne la définition même du terme « tourisme », dont on peut constater l’absence totale dans ces discours, ce qui entraîne inévitablement des confusions entre « tourisme », « voyage », « sortie scolaire » et « vacances ». De plus, pour mieux envisager de différencier ces différents termes, il serait intéressant de voir au-delà de l’archive des Cahiers pour observer les généalogies possibles avec les activités de plein air, de colonies de vacances des mouvements de jeunesse. Cette étude serait envisageable car nombre de contributeurs des Cahiers viennent de ces mouvements. François Goblot, créateur de la revue, a été lui-même membre des Éclaireurs de France [10] et son père, Edmond Goblot, philosophe reconnu de la première moitié du xxe siècle, était une des grandes figures de ce mouvement.

Conclusion

Nous pouvons livrer une synthèse de ces débats : la philosophie éducative à l’œuvre est centrée, à la fois, sur l’idée de culture et sur la formation du démocrate. Le rapport à l’historicité doit problématiser l’actualité, de manière à faire écho en l’élève et laisser une possibilité d’action, par lui-même et pour lui-même, en tant que démocrate sur le monde.

La synthèse des principes en présence est la suivante : confrontation active et directe de l’élève au savoir ; connaissance du monde (il s’agit de saisir son historicité) ; mouvement vers l’Autre, différent de soi ; possibilité de prises de décisions. Une phrase de Decroly, citée par Alfred Weiler dans les Cahiers, est particulièrement évocatrice de ces principes : « L’éducation doit susciter non des attitudes momentanées devant des problèmes fictifs, mais des actes devant les vraies situations de la vie » (Weiler, 1955 : 452). Il s’agit ici de former des démocrates, c’est-à-dire éduquer pour que les élèves, une fois adultes, opèrent des choix et contribuent à l’horizon politique.

L’étude du milieu représente l’emblème et le leitmotiv de la Rénovation pédagogique, dans laquelle, le double enjeu est la formation générale et la formation civique de l’individu. Le tourisme est une occasion, parmi d’autres, de mettre en pratique ces tentatives de relier l’éducation et l’enseignement à la vie, pour permettre l’application concrète de valeurs démocratiques, dans un cadre plus souple que l’espace scolaire et de manière complémentaire au travail de l’École. Cela explique la transition du « tourisme scolaire » au « tourisme intelligent » entre les temporalités scolaires : la thématique du tourisme est alors une situation potentielle d’étude du milieu et une opportunité de contribuer à la formation du démocrate.

À travers ces réflexions, sont posées la question des rapports individu/société (entrer dans un monde, s’insérer dans la société) et la question de la démocratie (s’insérer dans une forme démocratique et être démocrate). À travers cet exemple du tourisme dans la revue Les Cahiers pédagogiques, on voit se dessiner le mouvement suivant : partir de l’environnement et du milieu, chercher géographiquement et historiquement les conditions de possibilité de notre présent ; puis se positionner. Certes, ces militants vont se retrouver devant une impasse didactique dans les années 1960 et 1970. Néanmoins, les riches débats de cette année 1958 témoignent d’un souci de présenter le monde aux nouveaux-venus, en le préservant de la reproduction de la tradition, au nom de la démocratie. Qu’en est-il de notre perception actuelle de la démocratie (qu’est-ce qu’être démocrate ?) et que penser de l’actuelle forme scolaire (est-elle en phase avec l’idée de formation à la démocratie ?) ?

Références bibliographiques

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Weiler A. (1955) : « Qu’est-ce que l’étude du milieu ? », Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 6, p. 449-452.
Westphal G. (1954) : « Un travail d’archives », Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 3, p. 174-178.
Westphal G. (1957) : « L’étude du milieu à dominante historique », Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 6, p. 83-85.

Notes
[1] Ce plan est caractérisé par plusieurs principes : principe de justice ; égalité de valeur de toutes les tâches sociales ; droit pour tous à une instruction complète ; orientation scolaire puis professionnelle ; formation de l’homme ; et principe de l’éducation populaire. Notons que le plan ne sera jamais adopté.
[2] Lors d’une conférence de presse en décembre 1948, Monod énonce les principes directeurs des « classes nouvelles » : « adapter étroitement l’enseignement au degré de développement mental de l’enfant » et « partir du monde où il vît, retrouver les représentations qu’il s’en fait et ne substituer notre vision d’adulte, nos conceptions abstraites et constantes de l’univers où ne pénètrent guère que sensations et images » (Chapoulie, 2010 : 366). Diverses innovations ont été pensées à partir de ces principes, notamment depuis le cadre expérimental des « classes nouvelles » : étude du milieu ; travail en équipe des élèves ; recours à des enquêtes et à des recherches individuelles.
[3] « Le tourisme scolaire », Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 7, Tourisme et enseignement, juin 1958, p. 12-18, p. 12.
[4] Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 7, Tourisme et enseignement, juin 1958, p. 12-18.
[5] Il faut souligner le rôle important qu’a joué P. H. Pol-Simon, à la fois, dans le mouvement des « classes nouvelles » et, en particulier, dans la création du lycée Marseilleveyre.
[6] Sont alors concernés quatre adultes et vingt enfants (18 filles et 6 garçons), élèves de Troisième, Seconde et Première, avec une grande proportion d’élèves hellénistes. Le voyage a duré une quinzaine de jours dont six de voyage (trois pour y aller et trois pour revenir).
[7] Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 10, L’enseignement et le monde contemporain, novembre 1958, p. 12-25.
[8] Cet enseignant propose en 1954 un compte rendu de séances où l’élève est confronté aux archives. Westphal détaille d’ailleurs les douze séances prévues : 1re étude : Strasbourg à la veille de la Révolution ; 2e étude : élections aux états généraux et cahiers de doléances ; 3e étude : conséquences du 14 juillet à Strasbourg ; 4e étude : les événements de 1790 et 1792 à Strasbourg ; 5e étude : aspects de la contre-révolution en Alsace ; 6e étude : aspects de la Terreur à Strasbourg ; 7e étude, 8e et 10e étude : les hommes célèbres de la Révolution à Strasbourg ; 9e étude : établissement d’un fichier ; 11e étude : fichier alphabétique par noms d’auteurs.
[9] Les Cahiers pédagogiques pour l’enseignement du Second degré, no 12, L’éducation du citoyen, février 1959, p. 31-32.
[10] Dans un article dans la revue Esprit en 1945, François Goblot envisage d’ailleurs l’influence des mouvements de jeunesse sur la Rénovation pédagogique et les limites de calquer dans l’École ce qui a été fait dans ces mouvements de jeunesse.

Pour citer cet article
Xavier Riondet, « Le “tourisme éducatif” dans la revue Les Cahiers pédagogiques : réflexions autour d’un autre rapport au monde », dans G. Brougère et G. Fabbiano (dir.), Tourisme et apprentissages, Actes du colloque de Villetaneuse (16-17 mai 2011), Villetaneuse, EXPERICE – Université Paris 13, [En ligne], mis en ligne le 02 février 2012. URL : https://experice.univ-paris13.fr/actes-coll01/riondet/
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