L’un des intérêts de l’approche philosophique de Jacques Henriot sur le jeu est de qualifier ce dernier à partir de trois niveaux d’étude : 1. celui des “jeux”, ce à quoi joue celui qui joue, 2. celui du “jouer”, ce que fait celui qui joue, et 3. celui du “jouant”, le sujet de cette action et l’attitude mentale qui donne son sens aussi bien au dispositif de jeu qu’à l’action de jouer. Ce niveau du “jouant” se déduit de l’impossibilité de définir le jeu à partir des seules caractéristiques objectives qui seraient celles observables à partir des deux premiers niveaux, le “game” et le “play” habituellement distingués par les autres auteurs. L’attitude ludique est pour Henriot une disposition humaine liée à la disjonction qui s’opère dans l’humain entre le Je et le Moi et qui l’oblige à “exister” au sens de Sartre, c’est-à-dire à être en représentation, toujours à la fois agent de ce qu’il fait et observateur de lui-même en train de le faire.
Il résulte de cette approche que le jeu ne s’oppose pas au sérieux, car les jeux peuvent être pratiqués avec une concentration et un suivi, parfois une intention de gain, qui qualifient les activités sérieuses. Il s’oppose en fait au sacré : le joueur est pris par son activité, mais il ménage également une distance d’avec elle que l’officiant d’un acte sacré, adhérant sans recul à son rôle, ne peut se permettre sans être d’emblée sacrilège. À la différence de Huizinga et Caillois, qui voient dans le jeu le creuset de la culture, et donc des rites religieux, Henriot démontre que le jeu n’apparaît que quand meurt le sacré.
En quoi la lecture de Jacques Henriot éclaire-t-elle le phénomène de la généralisation des dispositifs, des pratiques et des attitudes de jeu dans nos sociétés depuis quelques décennies ? La ludicisation de la société répond sans doute à un besoin de nos contemporains de ré-enchanter le monde. Mais à l’opposé des auteurs qui y verraient une résurgence du sacré dans les sociétés modernes, l’entrée dans le jeu exprime une tension plus subtile, entre recherche de l’illusion et conscience de cette illusion. Nous nous intéresserons donc avec Henriot à la société ludique en tant que phénomène annonciateur de transformations dans les formes du social, de l’intelligence et de la construction de soi. Nous accorderons à cet égard une attention particulière au rôle joué par les innovations techniques (technologies de réseau, imagerie, intelligence artificielle, etc.) dans l’accompagnement et l’accélération de ce processus.
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