Les définitions de Johan Huizinga (1938) et Roger Caillois (1958) ont consacré le jeu comme une activité gratuite ou improductive et séparée de la vie courante. Comment dès lors expliquer l’extension actuelle du jeu d’argent, et en particulier celle du poker ?
Contre une conception « an-économique » du jeu incompatible avec l’étude du jeu d’argent comme fait social ludique, Jacques Ehrmann (1969) part du postulat que le jeu et la réalité dite « courante » doivent être analysés dans le même mouvement, qu’ils participent à la « même économie ». La même année, Jacques Henriot publie Le Jeu (1969) et s’en prend également aux définitions de ces prédécesseurs. Selon lui, le jeu n’est ni séparé de la vie courante ni improductif, au contraire il « se joue du non-jeu : c’est en cela qu’il est jeu » (p. 72). Vingt ans plus tard paraît Sous couleur de jouer : la métaphore ludique (1989). Le jeu est désormais défini comme un « procès métaphorique », « un acte de transposition ». L’auteur propose de définir le jeu tel qu’il se donne à voir, à savoir comme un fait social de langage : « La métaphore transpose, transfigure, mais n’abolit pas la réalité sur laquelle opère son charme » (p. 266).
Entre temps, Alain Cotta (1980) défendait la thèse d’un envahissement de la vie par le jeu, celle d’un monde où l’on jouerait davantage. Si Henriot reprend en partie cette thèse en évoquant notamment une plus grande tolérance de la société à l’égard du jeu d’argent, il affirme cependant que toute estimation quantitative du phénomène semble déplacée. Toujours est-il qu’Henriot fait le constat d’« un monde où il est de plus en plus question de jeu » (p. 31), c’est-à-dire où l’idée même de jeu s’applique à des réalités nouvelles. Selon lui, « l’idée que la vie sociale dans son ensemble peut être considérée comme un jeu » marque « le temps des nouveaux joueurs » (p. 46).
Ces nouveaux joueurs, nous les avons interrogés tout au long d’une enquête ethnographique menée depuis 2007 dans les mondes du poker. Réalisés dans le cadre d’une pratique domestique ou d’un tournoi à grande échelle, nos entretiens ont révélé une certaine propension des joueurs de poker à comparer le jeu et la vie courante : le travail, la vie privée, la vie intime… C’est de cette « métaphore de la vie quotidienne » (Lakoff & Johnson 1980) dont il sera question lors de cette communication, l’objectif étant de découvrir derrière les usages de cette métaphore du poker les indices d’une extension du jeu d’argent.
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