PLAN
Parmi les activités touristiques dites alternatives, le tourisme spirituel se développe de manière importante depuis une vingtaine d’années. Ce tourisme aux déclinaisons multiples peut être globalement défini comme visant une initiation individuelle ou collective, par le biais de rituels, à des croyances et des pratiques mystico-religieuses traditionnelles ou inspirées de celles-ci. Malgré l’importance du tourisme spirituel dans le monde, relativement peu de recherches s’y sont explicitement consacrées (Dallen et Olsen, 2006) [1]. J’en présenterai quelques unes, au croisement des études touristiques et de l’anthropologie de la santé, considérées dans une perspective éducative.
Du tourisme spirituel aux guérisons chamaniques
Le tourisme spirituel comprend plusieurs sous-ensembles à bords flous, parmi lesquels le tourisme New Age. Considéré, en sciences sociales, comme appartenant aux nouveaux mouvements religieux, le New Age est parfois désigné par l’expression « nébuleuse mystique-ésotérique » (Champion, 1990). Dans le champ de la santé, on l’associe plutôt aux « thérapies alternatives » ou aux « médecines alternatives et complémentaires ». Né dans les années 1960 aux États-Unis, le mouvement New Age constitue un cadre éclectique de croyances et de pratiques. La méditation, la médecine chinoise, les tarots, les rituels chamaniques, la régression à des vies antérieures, etc., s’y rencontrent et métissent. Parmi ses croyances organisatrices, on peut mentionner différentes formes contemporaines d’animisme, s’exprimant dans des discours sur la reliance (Bolle de Bal, 2000) entre la nature et le soi ; une énergétique sacrée qui sous-tend la vie du corps et celle du monde ; un ordre caché des choses qui justifie la quête des mystères. Dépourvu d’autorités qui décideraient de l’orthodoxie de ses pratiques et croyances, le New Age encourage la quête de sa propre vérité et la constitution d’une religion personnelle. Comme le résume Chabloz, « l’expérimentation directe avec le divin séduit les personnes en quête de spiritualité, qui rejettent tout à la fois le dogmatisme des religions traditionnelles et la rationalité de la société occidentale » (2009 : 409).
Le tourisme New Age privilégie des lieux qui, suivant diverses géographies sacrées, sont le siège d’énergies puissantes et de forces invisibles, par exemple Delphes, les pyramides égyptiennes, le Machu Picchu ou l’île de Bali. Pour les New Agers, les sites d’anciens rituels sont parmi les destinations les plus importantes parce qu’ils sont considérés comme construits en accord avec les énergies de la nature et comme constituant des passages entre le monde ordinaire et le monde magique.
Timothy et Conover (2006) dégagent quatre types d’activités centrales du tourisme New Age : l’éducation (par exemple des stages de danse balinaise, d’apprentissage du gaélique ancien), le volontariat dans les pays en développement (enseigner la lecture, construire des maisons), le développement personnel (prier avec des moines tibétains dans un monastère, participer à un rituel de mort-renaissance à l’intérieur d’une pyramide égyptienne) et la santé (par exemple yoga, aromathérapie, réflexologie, rencontre de chamans, etc.).
Le tourisme néochamanique correspond plus spécifiquement, dans le tourisme New Age, aux expériences des personnes voyageant pour rencontrer ce qu’on appelle des chamans [2]. L’un des intérêts du néochamanisme est de se confronter directement, dans le champ de l’anthropologie de la santé, avec un modèle du mal-être, de la maladie, du soin très différent du modèle de la médecine académique. Un modèle spirituel au sens étymologique du terme puisque, pour les chamans, « la maladie a son origine et acquiert sa signification dans le monde des esprits » (Achterberg, 1991 : 134).
Rappelons que, dans de nombreuses sociétés traditionnelles, les chamans sont des techniciens de la transe, du passage d’un état de conscience à un autre, qu’ils utilisent pour restaurer et maintenir l’équilibre entre le monde des esprits, la nature et le monde des hommes. On les consulte notamment pour des prédictions à propos de la chasse ou des récoltes, pour régler des conflits entre personnes ou entre tribus ou pour guérir les maladies (Eliade, 1968 ; Perrin, 2010). Pour le chaman, la maladie résulte d’abord d’une perte de pouvoir ou d’âme qui permet ensuite l’intrusion d’un esprit malfaisant. Le chaman en état modifié de conscience « voit » l’esprit responsable de la maladie et l’expulse ou l’aspire à l’aide de diverses techniques hors du corps du patient. On parle alors d’extraction chamanique. Il se rend également dans le monde des esprits, aidé dans son voyage par ses propres esprits alliés, pour retrouver et ramener la partie de l’âme du patient qui a été perdue, ce qui avait permis l’installation de la maladie. On parle alors de recouvrement d’âme (Harner et Doore, 1991) [3].
Le néochamanisme reprend bon nombre des pratiques classiques du chamanisme en les associant à d’autres pratiques traditionnelles, par exemple de méditation, ou à différentes thérapies alternatives contemporaines, comme la bioénergie, la gestalt, etc. Le néochamanisme (comme le New Age) n’a pas été sans susciter de nombreux débats. En France, les options politiques actuelles tiennent à l’associer au monde des sectes (Rapport Miviludes, 2010). Suivant le point de vue socio-anthropologique adopté, il exploiterait sans vergogne des savoirs autochtones (Vazeilles, 2008) ou, au contraire, maintiendrait vivantes certaines traditions (Kounen, Narby et Ravalec, 2008). Son syncrétisme peut également constituer une « stratégie de résistance [notamment envers le] prosélytisme des religions missionnaires » (Mary, 2000 : 13). On peut encore considérer qu’il offre un terrain d’élection pour une « ethnographie des modes marginaux de l’invention thérapeutique » (Bergé, 2005 : 15).
Enjeux en éducation pour la santé
Les recherches sont rares qui concernent explicitement les apprentissages informels s’opérant au cours de ces voyages néochamaniques, au double sens psychique et touristique, en termes de rapports au corps, à soi, aux autres, au monde. Ces questionnements, en effet, sont récents dans le champ de l’éducation pour la santé. Ils reflètent le constat que, aujourd’hui, dans leur parcours ou leur quête de santé, les patients font un usage réfléchi et contextuel des différentes thérapies disponibles sur le marché, aidés en cela notamment par les échanges avec leurs proches et par les informations et forums de discussion sur Internet. On parle en l’occurrence de pluralisme thérapeutique. Ainsi, il devient de moins en moins rare que le même patient se rende chez le médecin pour ceci ou chez le magnétiseur pour cela, tout en faisant régulièrement du yoga ou du Taï Chi à titre préventif. On observe une perméabilité entre « quêtes de santé et de guérison, voire de salut » (Durisch Gautier, Rossi et Stolz, 2007 : 7 ; Massé et Benoit, 2002). On peut alors se demander ce que les patients ayant choisi de se tourner vers les thérapies alternatives apprennent à travers celles-ci. Afin d’explorer cette question, il convient de tenir compte des apprentissages (et des contextes d’apprentissages) associés aux notions d’énergies et d’esprits.
Marcelli et al. (2000), étudiant les expériences d’usagers de certaines thérapies alternatives, notent que ceux-ci y apprennent à ressentir finement la circulation dans leur corps des « énergies ». Les auteurs soulignent également le rôle du réseau qui permet aux personnes de dépasser le sentiment de « pas sérieux », d’anormal, voire d’absurde souvent associé à ces pratiques : dépassement des représentations négatives, prudence et contrôle, entraînent chacun dans de véritables débats, échanges d’expériences, descriptions détaillées des formes d’intervention avec d’autres, impliqués ou résistants (Marcelli et al., 2000 : 5).
[Globalement, ces pratiques] n’apparaissent plus seulement comme le lieu d’une éducation à un « autre corps », mais plutôt comme la quête, au travers du corps, d’une initiation à une autre vision du monde, dans laquelle l’homme moderne pourrait se libérer d’une responsabilité individuelle pesante en s’en remettant à des forces qui le dépassent […]. On pourrait dire qu’il s’agit d’espaces dans lesquels se joue une éducation à abandonner l’idée de maîtrise […] une ré-éducation par des temps de mise au « repos » de l’injonction à devenir soi. (Marcelli et al., 2000 : 11)
Bergé, dans sa recherche sur un centre de thérapie spirituelle en Floride, insiste notamment sur la formation de l’attention associée à ces pratiques. Les participants, qui viennent là pour guérir ou pour devenir guérisseur, « apprennent à ressentir une par une certaines parties mêmes infimes de leur corps. Ils éduquent leur regard intérieur à faire pénétrer un flux de lumière qui vient irriguer ces parties du corps » (Bergé, 2005 : 19-20). L’auteur mentionne également le guidage des soins par les esprits : une pratique qui peut susciter encore davantage de résistances que l’appréhension d’énergies invisibles mais qui constitue l’ordinaire du (néo-)chaman.
Les recherches de ce type permettent sans doute de mieux comprendre, à la fois en éducation pour la santé et dans le champ des études touristiques, les attentes, les expériences, les apprentissages et les parcours des personnes de plus en plus nombreuses qui se tournent individuellement et collectivement vers les thérapies alternatives [4]. Pour ma part, je me suis penché sur ces questions, à l’occasion d’une recherche sur le terrain [5]. Pendant deux ans, j’ai fait plusieurs semaines d’observation participante d’un groupe néochamanique international, le Body Harmony continuum, semaines prolongées par des temps d’échanges de pratiques avec différents participants. Ce groupe propose une synthèse de différentes techniques psychocorporelles contemporaines et traditionnelles, et organise plusieurs fois par an des voyages dans des lieux sacrés et, à cette occasion, des rencontres de chamans locaux.
Un réseau néochamanique : le Body Harmony continuum
Le Body Harmony continuum a été créé il y a une trentaine d’années par l’américain Don McFarland, qui s’est formé à un nombre important de techniques issues de différentes cultures. Le réseau compte une centaine de praticiens et un bon millier de personnes en formation. Il est particulièrement actif aux USA, en Australie, aux Pays-Bas et propose de temps à autres des stages en France. Ayant assisté à une conférence de McFarland, j’ai décidé de suivre le stage d’initiation et, par la suite, j’ai participé à plusieurs autres stages, en France ou à l’étranger.
Je n’ai pas eu de difficulté majeure d’intégration à ce réseau car, pour avoir suivi plusieurs stages de développement personnel il y a quelques années, je connaissais en partie les valeurs et le vocabulaire partagé ainsi que certaines techniques. Je pouvais donc m’engager dans une formation au néochamanisme. Dans un second temps, cependant, écrire à partir de ce terrain n’est pas allé de soi. Comme le remarque Halloy (2007), il est déjà difficile de mettre en mots l’ineffable souvent associé aux états modifiés de conscience. Il l’est d’autant plus pour le chercheur qui expérimente lui-même ces états : il en publie rarement la description car celle-ci s’inscrit difficilement dans les conventions narratives de la discipline [6]. Il m’a donc fallu du temps pour élaborer à partir du terrain, pour alterner l’immersion impliquée dans une pratique néochamanique et la distanciation réflexive.
Ne pouvant détailler ici la pratique du Body Harmony, il me faut pourtant donner quelques repères pour rendre la suite intelligible. Globalement, il s’agit, par un toucher spécifique, de dénouer, à partir du corps, des blocages qui sont aussi relationnels, existentiels, etc. Le corps reflète la psyché et travailler sur l’un affecte l’autre. C’est là un principe de nombreuses thérapies dites psychocorporelles, souvent situées dans la filiation de Wilhelm Reich.
Concrètement, la technique apparaît comme l’inverse d’un massage : la main du thérapeute accompagne, suit les micro-mouvements spontanés des tissus, sans leur imposer de direction. De ce fait, ce travail apprend notamment à diriger et maintenir son attention sur des micro-sensations et à mettre en suspens ce qu’on sait ou croit savoir sur la physiologie ; il renvoie d’abord au corps vécu, tel qu’il apparaît en séance, dans la relation.
Par exemple, il m’est arrivé, lorsque ma main était chaude et détendue, sans contours nets, et que mes yeux étaient mi-clos, que je ne sache plus bien si elle était à peine posée sur le bras du patient, comme un effleurement, ou plutôt quelques millimètres voire quelques centimètres au-dessus du bras. Et je sentais toujours, sous ma main, comme des tissus qui bougeaient et pulsaient lentement, des micro-zones plus chaudes que d’autres, etc. En outre, ce type de « toucher » réveillait chez le patient autant de prises de conscience et de revécus émotionnels que lorsque je touchais réellement son corps physique.
Lorsque j’ai commencé à expérimenter ce qui précède, je n’ai pu me défendre d’un sentiment d’absurdité. Qu’étais-je en train de faire ? McFarland nous proposait de percevoir au-dessus du corps, quelque part dans l’air, des différences de chaleur, de densité, de mouvements, voire de couleurs afin de recueillir davantage d’informations en utilisant, disait-il, « autant nos sens non rationnels que nos sens rationnels ». L’étonnant pour moi fut que, dans la grande majorité des cas, le patient, même yeux fermés, ressentait très bien la différence si j’éloignais subrepticement ma main de la couche invisible où le travail, quel qu’il soit, est en train de se faire. Il disait alors « ne pars pas » ou « revient plus près ». Par ailleurs, pendant que j’étais en train de douter, les autres binômes continuaient à faire le travail et témoignaient ensuite, lors des retours en grand groupe, de son efficacité. Le jugement de réalité concernant les couches invisibles était donc co-construit à deux au fur et à mesure de la séance puis, en groupe, dans l’après-coup. Lors du retour en grand groupe, les animateurs prolongeaient les témoignages des participants par des récits d’expériences qui devenaient des histoires édifiantes. Nombre d’entre elles mettaient en scène des thérapeutes traditionnels, notamment des chamans. L’invitation au voyage était déjà là.
Séjour et chaman balinais
Me voici donc à Bali, une destination que je connaissais mais qui, dès l’arrivée, me dépaysa intensément : la température tropicale, les rizières étagées, les offrandes aux dieux partout, les sculptures colorées, le mélange de pop locale et de Gamelan… Le chauffeur de taxi me conduisit en une heure de l’aéroport au lieu du stage, la retraite de la rivière sacrée, un ensemble de bungalows confortable dans les palmiers entre la rivière et la mer. Les autres Français qui voulaient venir avaient été empêchés au dernier moment et la réservation de mon bungalows ayant été faite tardivement, on me proposa un hébergement « chez Bob », de l’autre côté de la rivière avec quelques autres retardataires. Les participants, une cinquantaine, venaient de différents pays, avec une majorité d’anglo-saxons (Anglais, Américains, Australiens) aux accents hétérogènes. Une bonne moitié se disait déjà healers (guérisseurs) ; les autres, plus ou moins débutants, naviguaient entre diverses thérapies alternatives ou plus classiques, quelques-uns suivant même une psychanalyse en même temps.
Différents ateliers se déroulaient en parallèle, le matin et en fin d’après-midi, et approfondissaient l’un ou l’autre aspect technique du Body Harmony. L’offre allait du travail énergétique sur la dentition à un entraînement à percevoir les énergies de la Terre pendant la séance, en passant par le travail que j’ai choisi, qui consistait à explorer l’effet du chant harmonique pendant la séance. Rapidement, une proposition nous fut faite de rencontrer un chaman local.
Le chaman que nous rencontrâmes dans un temple désert était accompagné de deux assistants, il avait la quarantaine, était de taille moyenne, trapu, et fumait sans arrêt des cigarettes balinaises aux clous de girofle. Il dégageait à la fois une masculinité très affirmée, une étonnante candeur enfantine et une joie de vivre contagieuse.
Après un rituel assez court où nous psalmodiâmes en cercle des syllabes balinaises dont personne ne comprenait la signification, trois personnes vinrent s’asseoir en face du chaman au centre du cercle. Le troisième soin est particulièrement intéressant. Il concerne Michael, un participant du stage qui, deux jours auparavant avait ingéré des champignons hallucinogènes balinais et n’était pas redescendu. La veille, surveillé par plusieurs personnes, il avait erré ici et là, le corps agité de tics, de grimaces, en bafouillant des mots qui semblaient empruntés à diverses langues. Michael, toujours dans cet état, s’assit face au chaman. Celui-ci resta immobile, le regarda, regarda autour de sa tête et de son corps puis dit lui-même quelques mots d’une voix forte et claqua une fois des mains au-dessus de la tête de Michael. La cérémonie se termina. Une heure plus tard, nous repartîmes et je me retrouvai par hasard à l’arrière d’une voiture à côté de Michael. Celui-ci était devenu silencieux. Progressivement ses tics cessèrent et son regard pût se poser sur les objets et les personnes. Il était manifestement redescendu de son bad trip, ce qui se confirma les jours suivants.
Quels apprentissages ?
La caution du chaman
Quels sont les apprentissages qui ont émergé de la rencontre avec ce chaman ? Peu, apparemment. Et sa technique, relativement sobre, ne fut pas réellement discutée lors des jours de stage qui suivirent. Par contre, ceux qui, en d’autres occasions, avaient rencontré des chamans racontèrent un grand nombre d’anecdotes. Finalement, ce chaman nous avait appris ou confirmé l’existence et l’efficacité des soins spirituels. Mais pourquoi ce besoin de confirmation ? N’étions-nous pas déjà censés le savoir ?
De façon similaire, Chabloz, étudiant le Bwiti au Gabon, remarque qu’« une question demeure concernant l’aspect touristique de cette quête de guérison et d’éveil spirituel : pourquoi se déplacer alors que le but est un “voyage intérieur”, donc immobile ? » (Chabloz, 2009 : 398). En l’occurrence, pourquoi des personnes pouvant facilement recevoir un soin de chamans traditionnels, par exemple en France, où moult chamans sont régulièrement invités, se rendent-elles dans d’autres pays pour les rencontrer, devenant ainsi touristes ? Selon Chabloz (2009) :
Les raisons données par les initiés varient, mais il semble que réaliser une initiation « dans les règles de l’art » […], dans son contexte local, serait un gage d’authenticité (398). [En outre, le chaman] semble incarner l’ancêtre de l’humanité grâce à sa connaissance des mystères de la nature qui guérit et des états modifiés de conscience, connaissance que l’Occident possédait avant sa modernisation, mais qu’il a perdu. (402-403)
On retrouve le mythe du « bon sauvage ». De ce point de vue, le chaman semble servir de caution ou, si l’on veut, contresigner les pratiques de plus d’une formation occidentale à l’une ou l’autre thérapie alternative.
Apprentissages biographiques
Les moments de rencontres informelles, notamment après la journée de stage, étaient facilités par la nature de l’espace-temps du séjour, c’est-à-dire notamment par l’abondance de temps libre (plusieurs heures de pause l’après-midi, soirée libre), par la disposition des lieux (petites tablées dispersées sous les palmiers à l’écart des bungalows, permettant aux nocturnes de s’exclamer sans réveiller les autres ) et par le climat (température ne descendant pas à Bali en dessous de 25 degrés la nuit).
Ces rencontres étaient autant d’occasions de se raconter, comme c’est souvent le cas lorsque quelques personnes font connaissance à l’occasion d’un séjour touristique. À Bali, cette tendance à se raconter était encore plus favorisée par la nature de l’activité centrale du stage : les participants en quête de sens parlent volontiers de leur vie. Et la nature même du stage orientait également la narration, favorisant pour chacun la mise en intrigue d’une histoire de vie centrée autour d’une thématique [7] : l’histoire de mes rapports aux énergies et aux esprits. Quoiqu’elle se soit racontée en pointillé, au hasard des discussions, et non de manière guidée comme c’est le cas lors d’une formation aux histoires de vie, ce récit de soi a, dans mon cas, souligné et relié entre eux différents épisodes que je n’avais pas pensé à mettre en continuité ou que j’avais oubliés. Progressivement, à l’occasion des conversations ou en écrivant mon journal, je me rappelais de rêveries, d’intuitions, de perceptions et d’aperceptions bizarres qui prenaient sens rétrospectivement, et construisaient chez moi une continuité biographique alternative en fonction de l’éclairage néochamanique partagé.
Si l’on considère avec Alheit et Dausien (2005) l’importance des apprentissages biographiques (la biographie constituant un cadre en fonction duquel les apprentissages font sens ou non pour les sujets), un lien fort apparaît entre cette histoire de vie alternative, construite dans un tissu collectif néochamanique, et la capacité à utiliser des techniques, également néochamaniques, nouvelles pour soi. Ces techniques peuvent en effet être expérienciées plus facilement dans la mesure où la biographie du sujet s’est modifiée d’une manière qui leur permet d’y prendre sens et de s’y ancrer. Il est bien moins étrange de travailler sur des couches invisibles du corps du patient après que l’attention a rassemblé, par exemple, un bon nombre d’intuitions personnelles inexplicables et justes, survenues sur plusieurs années – ce que chacun peut retrouver dans sa propre histoire à condition de l’y chercher. En forçant un peu le trait, dans le miroir temporel de cette histoire de vie alternative, je m’apercevais presque comme apprenti-chaman qui s’ignorait depuis des années.
Le travail de la chimère
Lors des temps de rencontres informels, certains témoignages, qui montraient les avancées et les errances de chacun, devenaient plus particulièrement objets de discussion. Alors que je disais à quelques personnes que je sentais bien les courants énergétiques invisibles mais que je n’arrivais pas à m’y faire, l’un des convives raconta l’anecdote suivante.
Il se trouvait dans l’appartement d’une amie au discours New Ager, qui suivait du doigt les fils invisibles entre les plantes de son appartement, exécutant devant lui une sorte de chorégraphie en se déplaçant d’une plante à l’autre. Sceptique et embarrassé, il se préparait à faire dévier la conversation sur autre chose quand elle lui présenta son activité étrange comme un jeu et non pas une « capacité miraculeuse ». Il se mit donc à jouer à suivre au feeling les fils entre les plantes, en imaginant que de tels fils existaient et en goûtant l’absurdité de la situation. Et tout à coup il se retrouva en train de s’amuser joyeusement.
En écoutant ce témoignage, j’ai aussitôt pensé au jeu selon Winnicott (2002) : indissolublement créé par l’imagination et ancré dans le monde, hors du sujet ou, en d’autres termes, déployé dans une zone intermédiaire entre intérieur et extérieur. Comme le jeu, les « fils » (ou les couches invisibles en Body Harmony) m’ont alors semblé ne relever ni d’une intériorité (puisqu’il est possible de les appréhender avec autrui) ni d’une extériorité (au sens courant qui suppose qu’un appareillage scientifique puisse les détecter). Ne convenait-il pas alors de situer également ces expériences dans l’espace transitionnel, entre le dedans et le dehors ? Le travail sur les énergies était-il une sorte de jeu collectif à incidences thérapeutiques ? Ce type de jeu correspondait-il à l’état de conscience chamanique ? Il s’ensuivit, pour moi, une abondante production théorique, écrite dans mon journal jusque tard dans la nuit, empruntant à plusieurs auteurs, surtout des psychanalystes, et interrogeant réciproquement les lectures possibles du processus analytique par des chamans.
Je ne discuterai pas ici la pertinence de ces questionnements et hypothèses. Ce que je veux souligner c’est que cette anecdote racontée en groupe et les élaborations théoriques qu’elle a suscitées chez moi m’ont permis par la suite de « jouer » beaucoup plus facilement avec les dites énergies dans le cadre des séances de Body Harmony. En quelque sorte, ce travail m’était devenu moins étranger, comme si ces élaborations avaient ébauché en moi la construction d’un tiers inclus (Midol, 2010) ou d’une identité métisse, en un lieu où auparavant il n’y avait rien. Un lieu situé quelque part entre mon expérience néochamanique nouvelle et ma première formation de psychologue clinicien freudien, c’est-à-dire entre deux réalités culturelles hétérogènes.
Quoique de nombreuses théorisations assez déconcertantes relevant du mouvement New Age puissent, à juste titre, être soumises à critique au plan épistémologique, ne pourraient-elles pas, aussi, être lues comme expressions d’un travail psychique de construction d’un pont ou d’une position métisse, évoquant l’animal fabuleux nommé chimère, qui, loin de renvoyer à un imaginaire leurrant, témoignerait d’un apprentissage interculturel en cours ?
Ouvertures
Les séjours touristiques néochamaniques comme celui que j’ai questionné font maintenant partie de la culture contemporaine de la santé. Ils participent du pluralisme thérapeutique contemporain. Leurs enjeux éducatifs concernent les thérapeutes, dans la mesure où le tourisme spirituel est aussi une voie de professionalisation dans le champ des thérapies alternatives.
Ils concernent aussi, bien entendu, les patients, pour lesquels ces séjours s’inscrivent dans les reconfigurations des formes contemporaines du souci de soi et de l’art de prendre des tournants de vie (Lesourd, 2009). Ainsi, quoique ces pratiques alternatives puissent parfois trouver place dans les institutions de soin et les formations médicales en France, il semble judicieux de les étudier également hors institution, dans leurs liens aux parcours des gens, passant par les forums en ligne, les discussions entre pairs, les théories et religions personnelles progressivement élaborées, les conférences et stages de formation, bref dans tout ce que l’on peut apprendre de la vie quotidienne et qui participe des quêtes de santé, lesquelles, parallèlement à la visée de soigner la maladie, relèvent d’un processus d’autoformation du corps vécu.