PLAN
Introduction
Le tourisme scientifique est le plus souvent associé au tourisme culturel. Cependant, comme le souligne Origet du Cluzeau (2005), ces deux formes de tourisme se distinguent par le fait que l’offre proposée en matière de tourisme scientifique est moins enracinée dans la culture générale et ne s’adresse par conséquent qu’à un public limité d’initiés ou de scolaires. Ainsi, le problème que nous abordons est celui de l’usage d’un savoir académique issu des sciences naturelles pour un public plus large. Dans cette communication, nous traitons du cas particulier du géotourisme qui est une forme de tourisme se basant sur des savoirs issus des géosciences. Prenant diverses formes, comme celles d’excursions, d’expositions, d’aménagements de sentiers ou de conférences, il s’agit d’un domaine où l’on constate depuis une quinzaine d’années une augmentation des demandes émanant d’offices du tourisme désirant mettre en valeur le patrimoine naturel (Dowling et Newsome, 2006).
Du point de vue de la médiation, on se situe dans une réflexion sur une situation à vocation éducative, le tourisme scientifique relevant d’une forme de didactique relative à la compréhension de savoirs académiques, mais non formelle puisque mettant en scène un-e médiateur-trice scientifique en position d’animateur-trice touristique. Ce rôle peut être tenu soit par des experts soit par des animateurs-trices spécialisé-es tels que des accompagnateurs-trices en moyenne montagne ou des guides du patrimoine.
Pour aborder la question d’élargir les publics du tourisme scientifique, nous procéderons dans un premier temps à l’analyse de l’offre de médiation dans le domaine des géosciences pour ensuite, sur la base des limites de ce qui est le plus couramment observé, proposer une approche alternative visant, d’un point de vue de l’apprentissage, un objectif plus épistémique que moralisateur.
Acteurs, objectifs et modalités de l’offre du géotourisme
Le mode d’animation le plus courant consiste à suivre un médiateur pour se voir présenter un savoir illustré par le terrain ou des collections. Des experts sont souvent impliqués dans le processus de médiation pour proposer des animations scientifiques, former des animateurs ou créer des brochures ou des panneaux explicatifs qualifiés de matériel didactique. Leur implication est le plus souvent motivée par un double objectif. D’abord, le géotourisme se développe dans un contexte de patrimonialisation du naturel qui vise à la protection de sites spécifiques. Dans ce but, l’éducation est conçue comme un moyen de sensibiliser et de valoriser les objets que l’on veut protéger : ce peut être alors l’occasion de démarrer des recherches pour établir la « connaissance objective de la ressource » sur laquelle se basera la médiation (Gauchon, 2010). À l’objectif de valorisation de sites naturels, s’ajoute un second objectif, peu explicité, de valorisation des disciplines scientifiques elles-mêmes. En effet, dans un contexte de changement des rapports science-cité, les universités doivent de plus en plus justifier de leurs activités et les géosciences, historiquement conçues comme une discipline secondaire au regard des critères de scientificité caractérisant les sciences fondamentales (en particulier celui de leurs liens consubstantiels avec les mathématiques), n’échappent pas à cette situation.
D’un point de vue didactique, est mis le plus souvent en place un schéma de communication classique de traduction d’un savoir savant via un émetteur, l’expert ou un « troisième homme » tel que, par exemple, un-e accompagnateur-trice en moyenne montagne, vers un récepteur. On se situe alors dans une modalité de communication essentiellement transmissive où le récepteur est conçu selon la métaphore classique du « verre vide », où apprendre se résume à mémoriser un savoir traduit par une simplification linguistique et iconographique et comprendre à « mieux voir » le réel. Comme le résume André Giordan (1998), l’efficacité de ce mode de communication est soumis à conditions : entre émetteur et récepteur sont partagés les mêmes questionnements, les mêmes cadres de références, les mêmes façons de produire du sens, et derrière les mots sont exprimées les mêmes significations. Cette série de conditions est remplie au sein de la communauté scientifique, ce qui en fait son mode de communication privilégié. En revanche, elle ne l’est pas du tout dans le cadre d’une médiation pour le grand public, tant l’écart est grand entre les scientifiques et le grand public sur toutes les conditions mentionnées. Dès lors, sur le seul constat didactique, il s’agit d’un mode de communication adapté pour un public très limité.
L’offre alternative
Les raisons didactiques ne sont pas les seules à l’origine d’un potentiel limité. Si l’on prend le point de vue de considérer la dimension culturelle du tourisme scientifique en mobilisant à la fois la complémentarité et l’ambivalence des concepts de Kultur, culture au sens collectif, et de Bildung, culture au sens individuel, mais également comme moyen potentiel de se libérer de sa culture dans un sens collectif, on constate que ce qui est proposé en termes de médiation relève de la culture dans un sens de Kultur. Car par une démarche de promotion est mise en avant la culture d’un groupe, les scientifiques et, au travers de ce groupe, est défendue une cosmologie particulière relevant de la civilisation occidentale : celle-ci se caractérise essentiellement par une relation de distanciation de l’homme avec son milieu et se traduit par la dichotomie sujet/objet qui se trouve au fondement de la science moderne. Ainsi, par une démarche promotionnelle, on vise d’abord à valoriser la culture d’un groupe, celle de la science et des scientifiques, dans un discours à visée moralisatrice montrant l’intérêt de la science au cœur de notre civilisation, uniquement selon un schéma classique d’une science qui sert le progrès matériel dans une démarche plus générale de maîtrise de la nature. À ce titre, on peut relever que les seuls liens thématiques proposés aux publics relèvent essentiellement d’une dimension pratique telle que, par exemple, l’origine des pierres de construction ou la relation sol-vigne, mais n’ont que rarement une dimension symbolique.
Ce message, moralisateur, est largement présent dans les médias et dans le système éducatif. Il ne peut par conséquent n’avoir qu’un faible intérêt culturel considéré d’un point de vue individuel, i. e. celui de la Bildung, puisqu’il ne fait que reproduire des valeurs auxquelles tout le monde a déjà été confronté. Ainsi, bien que l’objectif soit un changement individuel de regard sur la science, l’offre de médiation scientifique ne permet pas de vivre une expérience personnelle de décentration culturelle. On néglige alors le formidable potentiel d’utiliser un savoir académique pour faire vivre une expérience telle que celle qui peut être vécue durant une pratique touristique lorsque, au cours d’un voyage par exemple, on est immergé dans une culture différente. Dès lors se pose le problème de développer des moyens didactiques par lesquels un savoir scientifique, en l’occurence celui des géosciences, peut servir à faire vivre de manière similiaire une expérience de décentration culturelle.
Il est intéressant de constater que le développement des demandes en matière de géotourisme a lieu dans un contexte culturel général marqué par un retour en puissance de la nature et plus encore par l’omniprésence de la notion de paysage, dans une période où se manifeste un désintérêt voire de la méfiance envers la science. Pour le géographe Augustin Berque, le paysage est alors interprété comme l’expression d’un besoin pour la construction d’un nouveau rapport au monde comme alternative à l’objectivation et à la distanciation de l’homme avec son milieu qui caractérise la pensée occidentale depuis la Renaissance. Pour répondre à ce qui peut être conçu ici comme une demande de décentration culturelle, Berque propose de redonner une place aux représentations individuelles et collectives, c’est-à-dire d’intégrer à la première distanciation sujet/objet de la pensée moderne, une seconde distanciation, celle qui concerne le sujet sur lui-même, c’est-à-dire ses représentations (Berque, 1991 : 223). Cette proposition a été choisie comme hypothèse pour développer une offre de médiation scientifique dans un contexte touristique : aux savoirs objectivés sur le milieu des sciences naturelles est associé un savoir portant sur le sens donné par une culture à son milieu, savoir qui, comme la rappelle Berque, est étudié par les sciences humaines et sociales. Cela concerne tant des représentations partagées relevant de croyances populaires que les mythes et idéologies associés à la démarche scientifique.
D’un point de vue didactique, il s’agit de définir l’agencement de ces diverses dimensions. Ici, et contrairement à ce qui est mis en place dans une démarche académique de didactique des sciences, nous portons la problématisation d’abord sur des représentations collectives et non pas directement sur le savoir issu des sciences naturelles. Ce dernier est alors utilisé pour interroger, mettre en perspective, des éléments de notre culture ayant trait à notre rapport au milieu, et offrir un regard alternatif, dans une démarche non plus moralisatrice mais épistémique, de décentration culturelle : la mise en perspective de différents points de vue, tant ceux relatifs aux croyances populaires que ceux qui régissent la science elle-même.
Les géosciences permettent de mobiliser différents thèmes fondamentaux ayant trait à notre relation au milieu tels que par exemple la temporalité, le catastrophisme ou la classification du monde en trois règnes. La géologie moderne naît de l’introduction du principe de stratigraphie dans la seconde moitié du xviie siècle par Nicolas Sténon (Ellenberger, 1999). Ce principe a eu rapidement comme corollaire la notion de temps profond, temps incommensurable introduit pour rendre compte des extraordinaires changements de milieu dont témoignent, en un lieu donné, les différentes strates géologiques. À lui seul, en particulier sans qu’il soit nécessaire de se référer à la théorie de l’évolution qui ne sera formulée que plus d’un siècle et demi plus tard, le temps profond peut être considéré comme une révolution cosmologique majeure : à l’instar de la révolution introduite par Copernic et Galilée au sujet de la place de l’humanité dans le monde, le temps profond marginalise cette place dans le temps du monde. Or le temps profond s’oppose encore largement aux représentations collectives sur le temps de la Terre (Kramar, 2005), ce qui en fait un élément central de ce que les didacticiens nomment l’obstacle de l’état stable de la nature. Mais la mise en perspective des points de vue ne concerne pas seulement les croyances populaires. Malgré la formidable portée heuristique de la stratigraphie, il est intéressant de constater que l’histoire et la philosophie des sciences ne lui accordent qu’une place marginale (Frodeman, 1995). Les raisons que l’on peut évoquer ici peuvent être diverses (comme par exemple le fait que la théorie de Sténon ne s’exprime pas en termes mathématiques), mais toutes mettent en jeu des éléments idéologiques et philosophiques au fondement de la science moderne. La notion de temps profond permet également d’évoquer en termes de catastrophisme ou de gradualisme les modalités des changements dont témoignent les archives de la terre : cette dualité se retrouve soit dans l’histoire des sciences, soit au niveau individuel si l’on considère la propension à penser le temps long, y compris en histoire, en termes d’abord de catastrophisme (Orange et Le Marec, 2009). Enfin, de manière plus globale, toute interprétation du milieu se fait par une sorte de méta-modèle de classification par lequel ses constituants sont organisés selon trois règnes, animal, végétal et minéral. À un tel modèle, utilisé sans les nécessaires précautions de prise en compte de son champ de validité, est couramment associée l’idée d’une forme de hiérarchisation de ses constituants dans une perspective finaliste et anthropocentrique. Mais plus encore, du fait qu’implicitement, sans être nommé, l’homme peut être conçu comme le sommet de cette hiérarchie pyramidale, il se retrouve dans une position de transcendance qui le met plus au monde que dans le monde (Lenoble, 1969 : 221). Dès lors, par cette courte évocation de thèmes qui peuvent faire l’objet d’une médiation géoscientifique, on constate que cette dernière peut être l’occasion à la fois de prendre de la distance, au moins le temps d’une animation, de schèmes et habitus qui régissent notre relation au monde.
De tels thèmes ont été utilisés comme éléments centraux de dispositifs de formation d’adultes dans le domaine du tourisme, soit partiellement en formation initiale d’accompagnateurs-trices en moyenne montagne, soit en formation de guides du patrimoine. Pour les premiers, ce type de démarche a d’une part permis de renouveler les représentations au sujet de la géologie. En visant en priorité la remise en question de l’état stable de la nature, il s’agissait d’abord de faire entrevoir sa perpétuelle, et non pas uniquement révolue, transformation. Depuis que ce principe est appliqué, j’ai pu constater une augmentation de l’intérêt pour les géosciences du fait de l’augmentation des demandes d’accompagnateurs-trices désirant obtenir des renseignements pour organiser des excursions où, jusqu’ici, le contenu relatif aux sciences naturelles ne relevait que de la botanique et de la zoologie.
À la différence des accompagnateurs-trices en moyenne montagne, la formation continue des guides du patrimoine s’adressait à un public au départ peu intéressé par les sciences naturelles. Plus encore, la majorité des participants s’étaient inscrits à la demande de leurs employeurs, des offices du tourisme, dans le cadre d’un projet de développement territorial visant à l’obtention d’un label « géoparc », dans le Chablais français, en Haute-Savoie. Malgré cela, le sens donné à leur formation, selon une perspective d’histoire culturelle telle que proposée ici, a d’emblée suscité une très bonne adhésion durant le cours d’introduction (deux journées). Ainsi dans ces deux cas, l’approche proposée s’est montrée suffisamment pertinente pour être poursuivie et développée.
Conclusion
L’offre de tourisme scientifique est limitée à un public d’initiés ou de scolaires. Paradoxalement, ce constat ne semble pas freiner son développement de la part de mandants, la plupart du temps des offices du tourisme, qui cherchent d’abord dans le cadre d’une valorisation territoriale l’occasion de diversifier leurs offres avec des produits certes souvent peu rentables mais bien perçus puisqu’associés à une image de tourisme « doux ». Dans l’objectif de néanmoins toucher un public plus large, l’analyse de l’offre existante révèle à la fois de fortes limitations didactiques et culturelles. Comme alternative à ce constat, nous proposons de mettre en place une démarche d’apprentissage de nature plus épistémique que moralisatrice, en se situant dans une perspective externaliste de l’histoire des sciences où les développements scientifiques font partie de l’histoire culturelle.
À la différence des démarches de médiation les plus communes, l’acquisition du savoir académique ne constitue plus l’objectif premier mais est substitué à celui de vivre une expérience de décentration culturelle comprise comme une expérience culturelle individuelle en décalage avec les représentations collectives (Figure 1). Une telle démarche présente l’avantage d’un point de vue didactique, de donner du sens à un savoir disciplinaire, en l’occurrence celui des géosciences, qui est alors mobilisé comme un moyen de mise en question de représentations collectives ayant trait à notre rapport au monde. Paradoxalement, on peut formuler l’hypothèse que cette démarche a un meilleur impact en termes d’apprentissage que l’approche traditionnelle conçue comme une traduction et selon une modalité uniquement transmissive.