PLAN
Introduction
Cette recherche a débuté il y a peu de temps et cette communication a plus pour but de soulever des réflexions, des interrogations que de présenter des résultats « définitifs ». Réalisée dans le cadre d’un post-doctorat, sous la tutelle de Philippe Duhamel à l’université d’Angers, elle part d’un constat simple : les touristes chinois sont de plus en plus nombreux à voyager dans le monde comme on peut le voir sur les graphiques ci-dessous. Ce phénomène est assez récent, principalement dirigé vers l’Asie, datant des années 1990, et la hausse du nombre de touristes est de plus en plus importante chaque année. Cependant les pratiques de ces individus restent assez obscures, du moins mal comprises ou interprétées.
À Paris par exemple, destination touristique « autorisée » par le gouvernement chinois depuis septembre 2004, on cantonne ces touristes aux « nouveaux rois du shopping », des individus qui voyagent en groupe, dans une forme de « tourisme de masse » (avec par exemple ces photographies montrant des touristes chinois, l’été dernier, à proximité de la tour Eiffel, faisant la queue pour manger le plus rapidement possible – en moins de trente minutes – avant de traverser la rue pour aller faire du « shopping »). Les Chinois seraient ainsi des touristes débutants, puisque accédant depuis peu aux plaisirs de la « récréation ».
Justement, nombreux sont aussi les observateurs qui considèrent que les Chinois reprennent, avec au moins vingt ans de décalage, les pratiques des touristes japonais. Ces derniers voyageant aujourd’hui assez individuellement, on suppose que lorsque le marché chinois sera arrivé à maturité, les pratiques de ces deux populations tendront à se ressembler. C’est donc l’idée de l’« évolutionnisme » : il y aurait un modèle « universel » du tourisme et toutes les populations tendraient vers celui-ci une fois des étapes franchies, allant du tourisme « débutant » au tourisme dit « culturel ». Cette idée, quoique généralement admise, n’est pourtant pas tenable car elle nie l’histoire, la culture et la capacité d’innovation, notamment touristique, des sociétés des pays accédant aujourd’hui au tourisme, en particulier international.
S’intéresser à la spécificité des pratiques touristiques chinoises
Preuve que les « nouvelles sociétés touristiques » innovent socialement et spatialement, ceux qui espéraient faire affaire avec les Chinois fraîchement débarqués à Paris, mais aussi ailleurs dans le monde, se retrouvent fréquemment piégés par leur incompréhension des pratiques sociales et spatiales chinoises. À tel point que l’« eldorado » chinois, comme il était annoncé depuis l’ouverture de la France à ces flux touristiques en 2004 [1], reste encore lettre morte : aujourd’hui, les acteurs de la sphère touristique qui gèrent ces flux sont des Chinois de la diaspora, et les acteurs non chinois se demandent s’il ne faut pas être Chinois pour travailler avec les touristes chinois… La Chine semble être cette altérité absolue, ce pays abritant une civilisation et une manière de faire très hermétiques.
Une première hypothèse pour comprendre la construction de ces pratiques touristiques, celle que j’ai formulée dans mon doctorat, à la suite du travail d’Isabelle Sacareau dans son HDR (2006), est d’observer les manières de faire chinoises, de les comparer à celles des touristes étrangers, notamment occidentaux – là où est né le tourisme –, pour constater ou non l’écart à un « modèle ». Les Chinois, arrivant tardivement sur la scène touristique mondiale, ne font-ils que « copier » les pratiques touristiques ayant cours ailleurs dans le monde (sous-entendu « développé ») au moment où ils accèdent au tourisme ? Ou bien n’y a-t-il qu’un décalage dans l’espace et dans le temps des pratiques touristiques ? Par exemple (comme nous l’avons montré au colloque Champlain l’année dernière avec Sylvine Pickel et Philippe Violier), la vue sur les nuages est très recherchée actuellement par les touristes chinois, ce qui peut susciter l’étonnement des Occidentaux, souvent dubitatifs devant un paysage qu’on ne voit pas.
Pourtant, cette pratique n’a pas toujours été étrangère aux touristes occidentaux, longtemps émerveillés par le spectacle des nuages et des brumes, comme l’immortalise le Voyageur au-dessus de la mer du nuage de Caspar David Friedrich. Ici, comme en Chine actuellement, le touriste est au milieu de la toile : comme dans l’approche chinoise, il fait partie de l’ensemble qu’il contemple. Les Chinois « apprendraient-ils » ainsi les pratiques de l’Occident ?
On observe toutefois que se mêlent modèle d’apparence universelle du développement du tourisme et spécificités locales, fruit de la tradition de la société concernée, qui engendrent des archétypes innovants, par syncrétisme.
Sans revenir plus en profondeur sur cette idée, on observe cependant que les pratiques touristiques chinoises se complexifient et, pour mieux les comprendre, il faut alors formuler une deuxième hypothèse, celle de cette recherche, fondée sur l’idée que c’est l’analyse des trajectoires de vies, individuelles ou collectives, qui vont nous permettre de comprendre comment les Chinois sont devenus touristes et pourquoi ils pratiquent aujourd’hui de cette (ou ces) manière(s) le tourisme. À l’international, cette hypothèse se justifie : la liste des destinations autorisées augmente chaque année et une clientèle de « repeaters », des touristes qui reviennent dans une destination déjà visitée, fait son apparition. Une véritable expérience touristique internationale chinoise se met en place et il s’agit aujourd’hui d’étudier ce phénomène, les attentes de ces touristes ainsi que leurs images de la France ; ne serait-ce que pour mieux planifier la promotion du tourisme de demain. Cette recherche se penche donc sur ces touristes chinois qui reviennent, pour comprendre comment se sont construites leurs compétences mobilitaires (shehui ziben en Chinois), leur rapport à l’habiter, ce qu’ils font avec l’espace quand ils reviennent dans un pays, en France notamment.
Rapide état de l’art
Concernant le cas chinois, ce type d’analyse est quasiment absent des réflexions scientifiques : un rapide état de l’art montre le nombre de plus en plus important d’études et articles analysant, souvent quantitativement, l’importance croissante du tourisme international chinois, mais les notions « d’hospitalité », de « satisfaction » (Heung, 2000), voire de « choix des restaurants » (Law, To et Goh, 2008), sont encore souvent au cœur des préoccupations. L’importance du marché chinois l’emporte à bien des égards sur l’analyse des pratiques touristiques et, a fortiori, sur l’étude des représentations qui guident ces dernières.
Ces dernières années ont toutefois vu apparaître une nouvelle manière de considérer le tourisme international chinois : il s’agit de se pencher sur les « motivations », mais pour éclairer cette fois-ci des « perceptions » (Hsu et Huang, 2005). D’autres auteurs interrogent ainsi « l’émergence » de ce tourisme non occidental et son regard sur l’autre, en termes de « différences » et de « familiarités » dans la destination visitée (notamment l’anthropologue Yuk Wah, 2006). Mais la question de la manière dont les Chinois « sont devenus touristes », une idée d’abord développée par Catherine Bertho Lavenir en 1999 pour le cas français, reste en suspens.
Nous savons toutefois, grâce au travail de Philippe Duhamel par exemple (en 2007, suite à une piste lancée par l’équipe MIT en 2002), qu’avec le temps, on observe une « complexification des pratiques personnelles » : les touristes sont en « apprentissage de compétences », ce qui implique de nous pencher sur l’« historicité des pratiques » (Duhamel, 2007). Quelles ont été les pratiques en tant qu’enfant ? Comment ont évolué les destinations de l’enfance à l’âge adulte ? Quand, comment et où s’est fait la connexion internationale ? Mais va-t-on dans le cas chinois arriver à type « d’habiter polytopique » du calibre de celui qu’analyse Mathis Stock pour les sociétés européennes (2005 et 2006) ? Si l’homme est « pluriel » (au sens de Lahire, 1998), quel est le répertoire d’identités proposé par la société chinoise quand on revient dans une destination à l’étranger ? Comme en Europe, la société chinoise est un « système de domination de forces » (au sens de Bourdieu, 1979), mais il faut relativiser celui-ci à la lumière de la culture, l’histoire et la société chinoise : les « conditions géographiques de l’individu contemporain » (Ceriani et al., 2008) doivent ici beaucoup à l’histoire récente d’un pays où les mutations sociales et spatiales ont été très rapides depuis la politique « d’ouverture et de réformes » lancée par Deng Xiaoping en 1978. Je n’ai pas ici la possibilité de proposer une analyse de la société chinoise, mais j’y reviendrais toutefois en présentant les résultats.
Quelles méthodologies ?
Sans aller plus loin dans l’analyse bibliographique, on constate toutefois que travailler sur la manière dont les Chinois sont devenus touristes implique de se situer dans une approche pluridisciplinaire, en utilisant les apports d’autres disciplines des sciences sociales, en particulier la sociologie. Car méthodologiquement, aller à la recherche d’événements passés marquants, en écoutant des récits de « vie touristique », via des entretiens biographiques poussés, relève plutôt de la sociologie que de la géographie.
La manière de construire les outils de cette enquête s’en est ainsi progressivement ressentie. Nous avions tout d’abord pensé, en concertation avec des géographes angevins, construire un questionnaire et grâce aux réponses récoltées bâtir une grille d’entretien. Grâce à un grand nombre de réponses attendues pour le questionnaire (plus de 10 000), nous pensions établir un échantillon suffisant face au nombre de la population chinoise. Toutefois, après une séance de travail avec une collègue gestionnaire, il est apparu évident que c’est la manière inverse qui pouvait plutôt porter ses fruits : les entretiens (exploratoires, au nombre d’une dizaine) permettent de déceler des modalités de réponse, que l’on réinjectera ensuite dans le questionnaire. Un grand échantillon n’est pas forcément le gage d’un travail représentatif, même dans une société de plus d’un milliard d’individus. Un travail plus ciblé sur un millier d’individus serait alors « suffisant ».
Constatant progressivement la nécessaire dimension interdisciplinaire de ce travail, j’ai ensuite confronté mes hypothèses et outils au regard d’un collègue sociologue, également angevin et devenant spécialiste du tourisme. Sa première remarque est aussi allée au problème de l’échantillon : il faut établir des catégories dans les touristes que l’on cherche à interroger afin d’avoir un propos plus cohérent. C’est de cet échange pluridisciplinaire qu’est venue l’idée de travailler sur les touristes chinois qui reviennent en France, ce qui permet de limiter le champ (au sens bourdieusien du terme). Ensuite nous avons choisi de travailler sur ceux d’entre eux qui reviennent par agence : il apparaît en effet qu’il est très difficile de revenir en France dans un groupe de moins de cinq personnes ; c’est la loi, exigée par le gouvernement français et la quasi-majorité de ceux qui demandent des visas individuels voient leur demande refusée.
Au sein des presque 500 agences réceptives en France accréditées pour recevoir des groupes de touristes chinois, j’ai ensuite distingué plusieurs groupes en fonction de catégories (selon le capital de l’entreprise, le nombre de touristes reçus, l’ancienneté dans cette activité, etc.). Une fois cela fait, j’ai commencé à réaliser des entretiens auprès de deux à trois agences par groupes (pour comprendre quelles sont les tendances au sein de ce phénomène), ce qui devait permettre d’identifier des « types idéaux » (au sens de Max Weber : une construction théorique de profils sociaux que l’on pousse à l’extrême) de touristes, auxquels j’ai fait passer des entretiens exploratoires (pour voir si rien n’est oublié). Viendra ensuite la phase des questionnaires, ciblés en fonction des types idéaux. Le questionnaire se fera en ligne, mais pas au hasard : un mailing sera organisé avec les fichiers obtenus auprès des tours opérateurs. Idéalement, il faudrait compléter cette phase par des entretiens biographiques très approfondis où on choisit les répondants en fonction des catégories (types idéaux).
Premiers résultats
En termes de résultats obtenus pour l’instant, même s’ils ne sont pas très nombreux, même si on a encore du mal à pondérer la représentativité de ceux-ci, quelques tendances semblent toutefois apparaître. Le premier constat va à l’individualisation des pratiques touristiques : ceux qui reviennent veulent s’émanciper des pratiques de groupe. Ensuite, les itinéraires choisis ne sont pas les mêmes que lors du premier voyage. Il y a plusieurs circuits qui émergent : la Côte d’Azur, mais aussi la route des vins dans le Bordelais, la Normandie et la Bretagne (voir les deux cartes ci-dessous). Comme pour les Japonais depuis quelques années, « la capitale française reste un point obligé, mais pas le principal, la priorité allant aux circuits thématiques » (entretien avec Philippe Yao, responsable d’une agence de tourisme à Paris, le12/04/2011). Il semblerait donc que les touristes chinois suivent les traces des Japonais.
On observe toutefois des distinctions assez importantes avec le voisin du Nord, qui nous montrent qu’il n’y a pas un modèle asiatique d’apprentissage du tourisme. Nombre de Chinois qui reviennent en France passent ainsi par la ville de Montargis, sous-préfecture du Loiret à 110 km au sud de Paris. Pas forcément très connue en France, cette petite ville d’environ 15 000 habitants est pourtant très connue en Chine : « c’est le berceau de la nouvelle Chine », nous raconte un touriste chinois de 45 ans. Son commentaire est identique à celui que l’on peut trouver sur les sites d’informations officiels chinois, qui relaient la ligne du gouvernement. Montargis est en effet un lieu d’importance pour le Parti communiste chinois, une ville où environ 300 étudiants chinois sont venus étudier au début des années 1920, au moment où le parti communiste venait de naître en France. Le petit timonier Deng Xiaoping et le Premier ministre historique de Mao Zedong, Zhou Enlai, y ont ainsi passé quelques années. Montargis est donc citée dans l’ensemble des livres d’histoire chinois, ce qui lui vaut cette renommée et cette fréquentation touristique chinoise apparemment insolites.
Pour comprendre comment les Chinois sont devenus touristes, il faut donc rechercher ce que ces individus ont appris à l’école, l’autorité culturelle chinoise encourageant un fort nationalisme, comme le souligne Pal Nyiri (2010). Les connaissances sont alors peu nombreuses mais choisies en fonction de ce que le Parti y voit de moral, qui ne suggère pas aux apprenants la « subversion du pouvoir de l’État » (pour laquelle on peut être emprisonné en Chine).
Ce constat est lié à un autre : pour pouvoir revenir à l’étranger, même encore aujourd’hui, il faut avoir des accointances avec l’État-Parti, en particulier être membre du parti communiste. J’ai par exemple retrouvé un guide touristique sur la France, en chinois, daté de 2001, une période où les ressortissants chinois n’avaient pas encore le droit de se rendre dans ce pays. Ceci se vérifie avec le témoignage d’un touriste venu en France la première fois en 2000, à l’occasion d’un séjour dit « d’affaires ». En fait, comme l’explique un responsable d’agence de tourisme à Paris, « avant 2004, je m’occupais de groupes de Chinois qui venaient à Paris officiellement pour des affaires, mais qui au bout d’une demi-journée, l’affaire réglée, partaient pour une semaine de visites ». Une partie des touristes chinois qui reviennent aujourd’hui en France ont ainsi d’abord visité le pays de cette manière. La politique est ainsi un moyen d’apprentissage en Chine.
Le lien entre tourisme et affaires est un autre moyen d’apprentissage important que j’ai pu relever. Nombreux sont les touristes qui disent venir en partie pour visiter, en partie pour réaliser des affaires. Les touristes que j’ai pu interroger venaient alors plutôt en famille, père, enfant unique (d’une vingtaine d’années) et mère. Ces individus, probablement issus de l’ancienne nomenklatura communiste, ont l’habitude de voyager : à la question « où êtes-vous allé l’année dernière à l’étranger ? », on dénombre au moins deux destinations, dont parfois une non asiatique. Cette habitude du voyage à l’étranger trouve parfois son paroxysme : à un homme de 51 ans à qui je demande s’il a déjà beaucoup voyagé, il me répond, en montrant son costume cravate : « c’est que je n’ai pas l’air d’être quelqu’un qui voyage ? Je suis allé partout ! » Le poids de l’histoire familiale est donc important, ce qui se vérifie lorsqu’un jeune touriste de 28 ans me dit discrètement que son « arrière-grand-père travaillait au service de l’empereur et que sa famille a depuis ce temps-là l’habitude de beaucoup se déplacer ». Il y a donc un travail à approfondir sur la question de l’existence de « dynasties familiales » habituées à se déplacer et ayant ainsi des compétences mobilitaires élargies.
L’importance de l’expérience de l’étranger est également un point à souligner. On constate de plus en plus que les touristes chinois qui reviennent en Europe ont fait leurs études supérieures sur ce continent. Un ancien étudiant chinois en Angleterre, venu il y a quelques années en France pour y faire du tourisme, y retourne, avec ses parents qui ne sont jamais venus en Europe. Toutefois, pour cette expérience, ils ont décidé de ne pas venir en groupe organisé. Ce touriste raconte ainsi qu’« il est facile pour nous de venir en indépendant, sans passer par un groupe, car nous étions à Singapour lors de la fête du printemps [le nouvel an chinois] l’année dernière, quand nous avons également été en Thaïlande ». Ce témoignage nous apporte ainsi plusieurs informations. Tout d’abord, l’expérience acquise lors d’études à l’étranger est transmise aux parents, avec des compétences mobilitaires moins importantes. Cette famille est toutefois « particulière », en ce sens qu’elle a déjà voyagé à l’étranger, qui plus est lors d’une période (le nouvel an chinois), traditionnellement réservée à la visite à la famille. Ceux qui reviennent en France s’émancipent donc de la tutelle du passé. Notons également que dans ce type de circonstances, la capacité à voyager à l’étranger sans passer par un groupe est aussi due aux amis ou contacts que l’on a acquis pendant ses études. Le mois dernier par exemple, lors d’un séjour personnel en Italie, j’ai pu loger dans des chambres d’hôtes tenues par des Chinois de la diaspora, des établissements où tous les clients étaient de jeunes Chinois, étudiants en Europe et profitant des vacances de Pâques pour faire du tourisme. Ces jeunes, aux importants moyens financiers, souhaitent passer par ce type d’hôtels « familiaux », qui permettent de parler et de manger chinois notamment. Il y a fort à parier que c’est ce type de jeunes qui constituera une partie des touristes chinois qui reviendront bientôt en France, une fois un bon travail trouvé en Chine.
Une dernière catégorie de touristes chinois revenant en France est à souligner. Il s’agit de ceux qui se sont enrichis pendant les années 1990 et 2000, le moment où les réformes économiques se sont véritablement enracinées en Chine. Certains étaient particulièrement pauvres au moment de leur enfance : à la question « quel a été votre premier séjour touristique ? », un touriste de 40 ans me répond :
Cela a probablement été lorsque j’étais au collège, vers 14 ou 15 ans. Avec des amis, j’ai voulu aller au « Zhen » voisin, distant d’environ 10 km, de l’autre côté de la rivière […] Je ne sais pas si cela correspond à ce que vous appelez du « tourisme », mais c’est la première fois que j’ai eu la possibilité de sortir de mon village pour aller voir quelque chose de différent.
À cette époque, il raconte qu’il n’y avait pas d’électricité dans son village. Mais au cours des années 1990, avec un peu de chance et beaucoup de culot, il s’est enrichi. Grâce à un travail dans un hôtel quatre étoiles, situé près de la frontière vietnamienne, il a pu progressivement se rendre de plus en plus souvent dans ce pays. Comme il le dit, « j’ai même eu la chance d’aller, avec mon patron, à Hong Kong, en 1996, juste avant la rétrocession ». S’enrichissant progressivement, il déclare avoir vraiment eu la possibilité de faire du tourisme « pour lui et seul » en 2000. Sa première visite en France date de 2009 et il est revenu en 2011.
Cette catégorie de touristes semble particulièrement s’intéresser à la culture, comme le dit son ami de 38 ans qui l’accompagne : « la Chine n’est pas un grand pays de culture, et je cherche donc à vraiment visiter des musées pour comprendre ce qu’est le patrimoine européen ». Un point que confirme Philippe Yao :
Ils [les touristes chinois revenant en France] s’intéressent particulièrement à l’art, à la peinture. Ils veulent découvrir des paysages et la vie française. Ils veulent aller plus en profondeur par rapport à leur premier voyage dans le pays. […] Toutefois, s’ils sont riches ils ne sont pas très cultivés. En fait, ils cherchent à se rééduquer moyennant le voyage à l’étranger. À l’étranger il y a les conditions de cette rééducation, pas en Chine.
Cette classe d’âge de touristes avait presque 20 ans lors des événements de la place Tiananmen en 1989 et ils sont particulièrement critiques face à l’État-Parti chinois. Ces deux derniers touristes, lors de leur passage en France, ont particulièrement suivi, sur Twitter, l’arrestation de l’artiste Ai Wei Wei (l’auteur de clichés connus, comme ceux devant la tour Eiffel ou sur la place Tiananmen), début avril 2011.
Conclusion : ce qu’il reste à approfondir
En conclusion, il faut souligner que de nombreux points restent à approfondir et que les différents résultats devront à l’avenir être pondérés en fonction de leur représentativité et de leur importance dans le phénomène. Il ne suffit plus de différencier quelques générations en Chine pour comprendre comment les Chinois sont devenus touristes : être né avant l’instauration de la République populaire de Chine (en 1949), pendant la période maoïste, ou après les réformes de 1978-1979 ne suffit plus à différencier des pratiques et des moyens d’apprentissages. Le poids de l’entreprise, les anciennes unités de travail notamment, en tant que catalyseur de compétences mobilitaires est par exemple un point à approfondir ; la présence d’un membre de la famille envoyé à la campagne sous les foudres de Mao pendant la Révolution culturelle en est un autre.
Enfin, il faut aussi noter que les pratiques chinoises se complexifient en permanence, en fonction de ce que l’on apprend à faire avec l’espace, ce qui justifie la création d’un observatoire, pour constater l’évolution de ces pratiques touristiques et de leurs moyens d’apprentissage.